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verdure bleuâtre. J’appris par mon guide que c’étaient les tombes des anciens bogomiles, ou patarins, hérétiques enfin, de quelque nom qu’on veuille les nommer, frères aînés de nos albigeois, et disparus comme eux de la surface de la terre, après avoir été, suivant l’opinion de l’église, l’opprobre de la chrétienté. J’appris également qu’il existait en Bosnie des milliers de ces pierres, attestant l’importance de la secte, et qu’elles se trouvaient généralement dans les vallons les plus reculés, où les derniers des sectaires s’étaient réfugiés, pour échapper aux persécutions ; que ces hérétiques avaient joué un rôle considérable dans l’histoire intérieure du pays, et que les musulmans témoignaient pour leur mémoire une vénération particulière.

Vous êtes-vous jamais divertis à chercher les racines d’un grand arbre ? C’est la distraction favorite de M. Gladstone, ce bûcheron radical qui abat un chêne dans sa journée. On creuse autour de l’arbre un grand trou circulaire, puis on tâche de découvrir la racine maîtresse. On n’aperçoit d’abord qu’un gros serpent rougeâtre dont la courbe s’enfonce dans la terre. On creuse, on fouille : le serpent de bois se dérobe et s’enfonce toujours plus avant, dans les mystères de la vie souterraine. On s’aperçoit enfin que le chêne va puiser la sève loin de la surface du sol, au fond des vieilles formations géologiques. De même en histoire, lorsqu’on cherche à pénétrer les racines des événemens contemporains. On donne d’abord un petit coup de bêche, en amateur, avec le désir de savoir sans se fatiguer. Puis on s’anime, on creuse toujours plus avant, et l’on est stupéfait de découvrir, sous une couche de huit ou dix siècles, l’origine du chêne vénérable, tordu par l’orage, creusé par le temps, que maintes fois la cognée a entamé sans l’abattre. L’islamisme, en Bosnie, se dresse ainsi comme un vieux tronc décharné, mais solide, que ni la force ouverte du canon, ni la sape de la diplomatie n’ont encore pu détruire ; et le secret de sa longue résistance gît peut-être dans l’histoire oubliée des bogomiles.

Nous les connaissons seulement par les diatribes de leurs ennemis. Dès l’origine, leur figure triste et pâle se dresse derrière les visages enflammés des docteurs de l’église, qui les accablent de leurs invectives. Il n’est pas jusqu’à la douce Anne Comnène, la muse de Byzance, qui ne soit saisie d’un saint transport, quand elle fait le compte des hérétiques brûlés par son père. Elle raille les bogomiles sur leurs cheveux incultes, sur leur basse extraction, tout en déplorant que ce fléau commence à gagner la noblesse. Elle nous les montre cachant leur longue face maigre, courbés sur la terre, vêtus comme des moines, et marmottant des patenôtres entre leurs dents.