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redoutable. Tantôt on rencontre trois religions côte à côte, comme en Albanie, où les trois cultes rivaux semblent avoir institué jadis un concours de propagande et n’ont abouti tous trois qu’à faire des sauvages. Tantôt ou rencontre çà et là des fragmens d’hérésie pétrifiée, qui se sont enfoncés parmi les peuples, comme un corps étranger pénètre dans la chair et gêne la circulation du sang. C’est justement l’impression que j’ai rapportée d’une promenade en Bosnie.


IV

Dès les premiers pas, cette terre de Bosnie paraît pleine de mystère. Quand on arrive de Serbie, le contraste est frappant. Ce ne sont plus les molles ondulations, les horizons compliqués et vagues, les vallées tournantes, les larges plaines où pousse le maïs : le climat est plus rude, la nature plus sauvage et plus décidée. Nous sommes au mois de mai, cependant la verdure naissante disparaît sous un manteau de neige. Les vaches flairent avec inquiétude la couche glacée. Les arbres secouent sur nos têtes de petites avalanches. La forêt, poudrée à frimas, semble éclairée d’une lumière fantastique. Des rocs sourcilleux suspendent au bord des précipices leur crinière de sapins, tandis que des nuages gris roulent, montent ou s’accrochent à leurs aspérités. On traverse des bas-fonds pleins d’un ruissellement d’eaux, des colonnades de troncs lisses où brillent les feux des petits pâtres. Un torrent mugit au fond d’un entonnoir. Un vieux burg, triste comme un vautour déplumé sur le sommet d’un roc, regarde passer le voyageur d’un air maussade. On aperçoit cent mètres plus loin le geôlier, c’est-à-dire un petit fort autrichien tout neuf, aux talus bien rasés. La Bosnie se lève devant nous, dans son charme austère, avec son manteau de sombre verdure. Elle n’a pas, comme la Suisse, une couronne royale de glaciers ; mais il y a de la fierté dans son délabrement ; ses montagnes peu élevées, mais abruptes, ont la grandeur picaresque d’un repaire de bandits. Tout porte ici la trace de la bataille encore chaude entre chrétiens et musulmans. Ce sont des murs noircis, des maisons sans toit, des villages abandonnés, toutes les blessures mal fermées de l’insurrection de 1876. Le pays paraît vide et comme dépeuplé. Le premier bourg de quelque importance qu’on rencontre est Vichégrad, sur la Drina : quelques masures misérables, en bois ou en pisé, hantées par une population plus misérable encore, et, dans cette ville déchue, sordide, un pont admirable, aux arches en ogive, aux élégantes saillies, construit par quelque Vénitien sur les ordres de Soliman : aujourd’hui