Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de deux filets qui se rabattraient l’un vers l’autre, au fur et à mesure des besoins, des possibilités.

Est-ce à dire qu’il faille se croiser les bras en Algérie ? Nullement. La ligne de Biskra à Ouargla est commerciale, plusieurs concurrens la demandent. Sa construction, sur 300 kilomètres, exigera deux années. Pendant ce temps, on pourra déblayer le terrain plus avant, dans le sud algérien, nouer des négociations avec les Touareg, faire les travaux d’approche politique. Il faut régler la question du Touât, en finir avec la menace de cet éperon, placé sous le ventre de l’Algérie. Dans deux ans, cette besogne préliminaire sera achevée, nous verrons plus clair devant nous, les chantiers seront tout montés à Ouargla, il n’y aura pas eu une minute de perdue. Si l’on a marché du même pas sur le Niger et au Soudan, si nous sommes attendus là-bas, si la situation générale et les dispositions de l’esprit public n’ont pas changé, on sera libre alors d’entamer le transsaharien proprement dit, on verra s’il y a urgence à souder les deux morceaux de la France d’Afrique.

Je n’ajouterai qu’un mot. En dehors et au-dessus de nos intérêts africains, commerciaux ou politiques, il y a un intérêt de premier ordre à précipiter sur ce monde nouveau les forces vives de notre pays. À quoi serviraient des terres vierges, sinon à rajeunir, à réunir des hommes divisés par des querelles stériles, fatigués de combattre dans la nuit sans savoir où ils vont ? Vingt ans après les grands désastres, les plaies vives sont pansées, l’activité renaît ; pour lui donner un aliment, pour intéresser ce pays de sentiment et d’imagination, il faut autre chose que les luttes de partis usés sur les bancs d’une assemblée. Attendra-t-on qu’il se fasse entendre, le cri historique : la France s’ennuie ? Ne l’avons-nous pas entendu naguère, très reconnaissable sous sa forme burlesque ? Ce point de vue ne saurait laisser indifférens ceux qui veulent gouverner ce pays et le gouverner en paix ; ils ont l’ambition légitime d’accréditer dans l’histoire une nouvelle forme de gouvernement ; ils ne peuvent y réussir qu’en donnant à cette forme de gouvernement le lustre et l’autorité qu’on lui dispute encore ; et ils ne peuvent lui donner cette consécration qu’en proposant à la France une des grandes œuvres dont elle est coutumière, une de ces œuvres universelles qui ont toujours été sa raison de primer dans le monde, l’excuse de ses folies, la consolation de ses malheurs.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜÉ.