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Bizet et M. Delibes, voilà évidemment les deux maîtres, les deux modèles de M. Wormser. En un pareil sujet, il ne pouvait plus heureusement s’inspirer ; quelquefois, la musicien de l’Enfant prodigue pense, écrit comme celui de l’Arlésienne ou celui de Coppélia ; le motif pathétique de Pierrot ressemble à celui de Frédéri, et la valse de la blanchisseuse rappelle un peu celle de la poupée. Quand je dis la valse de la blanchisseuse, vous entendez bien qu’il ne s’agit pas d’une valse dansée par Mlle Phrynette, mais d’une valse qui caractérise la jeune personne, d’une valse leitmotiv. C’est le cas ou jamais, dans un drame musical sans paroles, d’avoir recours aux leitmotivo. Et M. Wormser en a usé avec une grande habileté. Ses formules typiques, à défaut d’une originalité très marquée, ont toujours beaucoup de justesse, de clarté et de précision. La musique s’adapte avec une vérité frappante et avec une exactitude minutieuse aux moindres détails, touchans ou comiques, de sentiment ou d’esprit. Qu’on sourit ou qu’on pleure en écoutant, le rire et les larmes n’ont jamais rien de banal, encore moins de vulgaire, et notre émotion ou notre plaisir demeure de qualité rare.

Plus d’un petit épisode nous a charmé au passage, et le compositeur a réussi à nuancer les couleurs de sa musique avec un art parfois exquis. Il a souligné vivement en quelques mesures, en quelques notes, d’une variante de rythme ou d’harmonie, une intention, un geste, un regard de ses personnages, et jusqu’à la plus subtile de leurs arrière-pensées. Dans la partition de M. Wormser se reflète comme dans un miroir toute la psychologie du petit drame ; psychologie muette, psychologie élémentaire, mais d’autant plus saisissante qu’elle est plus simple. C’est par le naturel absolu et la vérité intense que l’Enfant prodigue a si brillamment et si longuement réussi. Que les librettistes et les compositeurs s’en souviennent ; des sentimens universels, éternels, voilà le domaine du drame musical, la mine dont on ne trouvera jamais le fond. Le sujet de tous les arts, ce n’est pas l’individu, c’est le type ; ce n’est pas vous ou moi, c’est nous ; le fond commun, immuable, et non les apparences diverses et passagères de notre être. La généralité plus ou moins grande d’une œuvre d’art en accroît ou en restreint la beauté et voilà pourquoi nous comprenons si bien et nous aimons tant Pierrot. Nous gardons une tendresse infinie à ce frère étrange, surnaturel et vivant, éloquent bien que taciturne. Son costume impersonnel, son pâle visage qui semble un reflet de la lune amie, tout cela fait de Pierrot un être de tous les temps et de tous les pays. Pierrot a l’âge, la patrie de chacun de nous, Pierrot est capable de toutes nos passions, de toutes nos vertus et de tous nos crimes ; heureux de nos joies, souffrant de nos misères, Pierrot n’est pas un homme, c’est l’homme même.


CAMILLE BELLAIGUE.