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au bas mot, 300 millions de premier établissement, plus les frais d’entretien et d’exploitation. Comment paiera-t-elle ? Sur 2,000 kilomètres au moins, de l’Oued-Rir’ au Damergou, elle ne peut espérer aucun trafic de parcours. Quelques maigres oasis, quelques sacs de dattes, cela n’entre pas en ligne de compte. On n’entrevoit dans l’avenir aucune chance d’amélioration, à moins de modifier le sol du désert, ce qui demandera un siècle. Les plus chauds partisans du transsaharien en sont réduits à proposer des expédiens ingénieux. M. Fock en a trouvé un bien « fin de siècle, » comme on dit, et qui rappelle une spirituelle fantaisie développée par M. Renan dans ses Dialogues philosophiques. On sait que les tombeaux des marabouts sont habituellement des lieux de pèlerinage et, par conséquent, de marché ; l’éminent ingénieur voudrait « créer » un saint qui payât quelques kilomètres du chemin de fer. Le trafic augmentera « si, grâce à une entente habilement préparée, une oasis, située dans le voisinage d’un point bien choisi du transsaharien, se trouve érigée en lieu saint dont la visite conférera aux croyans certains droits et certaines récompenses. » — La ligne accaparera l’ancien commerce des caravanes entre la Tripolitaine et le Soudan, c’est convenu. Ce commerce se chiffre actuellement par 6 millions de tonnes à l’aller, 6 millions au retour. Il est alimenté surtout par le sel ; le Soudan reçoit exclusivement cette denrée des salines de Bilma et d’Amadghor, par l’entremise des Touareg. Le gros bénéfice des caravanes de retour provient de la vente des esclaves. Nos wagons n’acceptent pas de pareils colis. Ce chiffre de 12 millions de tonnes est-il destiné à grossir ? On est obligé de répondre : non.

Examinons les deux hypothèses : débouché de la ligne sur le lac Tchad ou sur le coude du Niger. La première paraît fixer les préférences et serait en effet la plus rationnelle. On nous représente en ce cas le transsaharien sous la forme attrayante d’un long siphon, qui viendrait puiser les richesses incalculables du Soudan central. Mais on parle raiment de ce pays comme s’il était muré au sud, comme s’il devait toujours nous attendre pour dégorger chez nous ses trésors. Je l’ai assez dit, c’est le contraire qui est maintenant la vérité. Il faut compter sur un délai minimum de dix ans pour amener la locomotive au Tchad. À cette époque, à moins que l’Angleterre n’ait disparu sous les eaux ou qu’elle n’ait bien changé, elle sera maîtresse absolue du Soudan central ; elle en aura dirigé les courans commerciaux sur leur pente naturelle, vers le golfe de Bénin, par le Niger et le Bénoué. Voit-on des marchandises lourdes, encombrantes, des matières premières, qui n’ont à supporter qu’une navigation d’un millier de kilomètres sur de belles voies fluviales, pour continuer ensuite, après un transbordement