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compagnie d’écrits reconnus apocryphes. De plus, il n’en existe aucun manuscrit : on en est donc réduit à compter sur la bonne foi du plus ancien éditeur, le père Moncetti, mathématicien et astronome du XVIe siècle, qui publia le livre à Venise en 1508, sans dire d’où il l’avait tiré. Comme, d’après son propre aveu, il l’aurait « émondé, limé et retravaillé » à sa guise, la dissertation perd en tout cas toute valeur documentaire.

A quelque moment que Dante ait quitté Vérone et Can Grande, il est certain qu’il passa les derniers temps de sa vie à Ravenne, auprès de Guido di Polenta. Quoique guelfe, Guido fit bon accueil à l’illustre proscrit gibelin ; peut-être l’employa-t-il à son service, soit en le chargeant d’une mission à Venise, soit en le chargeant d’enseigner publiquement la rhétorique : non pas la rhétorique latine, mais la rhétorique vulgaire. On serait tenté de se rallier à cette dernière conjecture, tout incertaine qu’elle est[1], quand on se rappelle que c’est à ce moment que Giovanni del Virgilio, bon poète latin, engageait l’auteur de la Comédie à renoncer à la langue vulgaire : « Pourquoi, divin poète, toi qui chantes les plus nobles sujets, devras-tu toujours les chanter en « vulgaire ? » Seul, le « vulgaire » pourra donc jouir, et les doctes ne liront rien de toi qui soit écrit en langue plus noble ? Les grandes actions de notre temps resteront donc sans poète ?.. Rappelle-toi la mort d’Henri de Luxembourg, rappelle-toi les victoires de Cane Scaliger et d’Uguccione, rappelle-toi les armées de Naples et les combats de la Ligurie : est-ce qu’il existe de plus beaux sujets que ceux-là ?.. Mais surtout, ô maître, ne tarde pas à venir à Bologne ceindre la couronne du laurier poétique : les Bolonais ne t’en veulent pas du mal que tu as dit d’eux dans l’Enfer et te verraient avec plaisir… » Dante répondait poliment dans deux églogues latines : sans doute, il lui serait doux de mériter le laurier du poète, mais surtout s’il pouvait le ceindre sur les bords de l’Arno, et qui sait si ce bonheur ne lui arrivera pas quand son Paradis sera aussi connu du monde que l’Enfer ?..

Cette paisible discussion sur l’emploi du « vulgaire » et l’opportunité d’un couronnement solennel est bien loin des ardentes polémiques d’autrefois : Dante était apaisé. Il avait avec lui son fils Pierre, peut-être d’autres membres de sa famille. Et, calmé par l’âge et par l’expérience, revenu de ses haines, ayant mené à bonne fin son immortel poème, admiré par ses contemporains, conservant l’espoir de rentrer un jour, en triomphateur poétique, sinon en vainqueur gibelin, dans sa chère Florence, il consacrait les

  1. Ricci, Studii e polemiche dantesche. Bologne, 1880.