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Non. Donc, jusqu’à vingt-cinq ans, Dante ne fut pas luxurieux ; ce « trait sensuel » (le sinnlicher Zug que M. Scheffer-Boichorst avait eu si grand plaisir à découvrir) ne se révèle pas en lui jusqu’à cet âge. — Dante aima-t-il d’autres femmes au temps où il était si affligé de la mort de Béatrice ? — C’est psychologiquement impossible. — Ou au temps de la donna gentile ? C’est psychologiquement inconcevable. — Nous sommes donc à sa vingt-septième année. Dante sacrifiait-il à la sensualité au temps où il se livrait avec tant de ferveur à ses études philosophiques ? — Mais,.. non, puisque la sensualité et l’étude fervente et assidue sont deux choses qui s’excluent l’une l’autre. — Dante fut-il coureur pendant les premières années de son mariage ? — Nous voudrions d’autant moins l’affirmer que jusqu’à cette époque il s’était conservé pur et chaste. — Dante commença-t-il à s’abandonner à la luxure après être entré dans la vie publique, et put-il être un coureur, l’homme qui consacra ses forces au service de l’État et à qui ses concitoyens conférèrent les souverains honneurs de la république ? C’est absolument inadmissible. Nous voici donc à l’époque de l’exil, et, jusqu’à ce moment, il n’y a pas eu place dans sa vie pour la sensualité dont on l’accuse… »

Il n’est pas besoin d’insister sur la charmante naïveté de cette touchante argumentation, d’après laquelle il suffirait d’être homme d’Etat pour demeurer à l’abri de toutes les tentations de la chair. Entraîné par son zèle pour l’innocence de son poète, M. Scartazzini oublie que Dante lui-même a placé dans la bouche de Béatrice des reproches dont le sens n’est guère douteux (Purgatoire, XXX, 115 à 135), qu’il a confessé son amitié pour un personnage très peu vertueux, Forese Donati, auquel les prières d’une femme dévouée valurent seules une place tolérable dans le Purgatoire, et que son ami Guido Cavalcanti, plus austère que lui, le rappelait à la vertu dans un beau et fier sonnet : « Je pleure ton noble esprit et les nombreuses vertus qui te sont enlevées… » Mais s’il faut renoncer à faire de Dante un modèle de chasteté, il faut renoncer également à pénétrer le secret de ses fragiles amours. Seule, la donna pietosa, avec la pâleur de son visage, nous apparaît vraie et vivante, assise à la fenêtre de quelque maison de la via di Por-San-Piétro, suivant de ses doux yeux compatissans le poète en deuil qui déjà commençait à se consoler. Et comme Béatrice, au-dessous de laquelle sa place est marquée, elle peut exercer à l’infini l’ingéniosité des faiseurs d’hypothèses. Pourquoi ne serait-elle pas, elle aussi, réalité et symbole à la fois ? D’abord, elle fut une passante, qui, apparaissant au moment où Dante se rattachait à la vie après sa douleur, au moment où son cœur, longtemps fermé, demandait à s’ouvrir de