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tant aimée. Pendant toute sa jeunesse, il avait rapporté à Béatrice ses moindres actions comme ses plus grands efforts. Amicalement accompagné par son souvenir, il se plut à lui rapporter encore les hautes satisfactions que lui donnait son travail. Dans cette nouvelle phase de sa vie, c’est encore elle qui le conduit : elle est la Philosophie pendant qu’il cherche à s’appliquer à lui-même le Traité de la Consolation ; elle est la Théologie ensuite, quand, dépassant ses guides païens, il se jette dans la discussion des dogmes avec saint Thomas d’Aquin, ou s’élève aux hauteurs de la vie contemplative avec saint Bonaventure et saint François d’Assise. Et lorsque, arrivé au mi-chemin de la vie, revenu des égaremens où il s’était laissé entraîner un temps, ayant trouvé un but adéquat à son génie, il entreprend d’élever à la bien-aimée le monument impérissable de son poème, il ne la sépare plus des illustres abstractions qu’il veut aussi célébrer. La morte mystérieuse qu’il a pleurée est devenue à la fois son idéal poétique, son guide sur le chemin de la Foi, la figure que revêt pour lui la Science des sciences. Et il n’y a plus, entre le sens littéral et le sens symbolique de cette Béatrice transfigurée, les séparations qu’y introduit notre analyse : l’une et l’autre se sont fondues en un seul être, en sorte que Dante peut la traiter tantôt comme une réelle femme, tantôt comme un symbole. Notre critique s’y perd, nous restons incertains et ballottés entre ces apparentes contradictions ; mais il savait bien, lui, qu’il ne se contredisait pas, et ce qui nous semble aujourd’hui anormal et complexe lui paraissait si naturel et si simple qu’il n’a certainement pas même entrevu le problème sur lequel devaient se morfondre vingt générations de commentateurs. C’est là la conception de Béatrice à laquelle conduisent, si elles ne l’exposent pas comme je viens de l’indiquer, les études de MM. d’Ancona et Rodolfo Rénier.


III

Ce grand amour mystique ne suffit pas à remplir la vie de Dante : d’autres femmes passent dans son œuvre, quelquefois assez nettement dessinées, presque vivantes, comme cette donna pietosa, dont la figure « devenait d’une couleur pâle, presque comme celle d’Amour, » chaque fois qu’elle voyait passer Dante affligé ; ou à peine indiquées, comme cette bella pietra dont il déplore l’impassibilité. Sur le compte de ces héroïnes inconnues, que le poète n’a point voulu immortaliser comme sa Béatrice, les critiques se sont livrés aux plus étourdissantes fantaisies. Là, les données