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les puissances dans les parties neuves de l’Afrique. Cette énumération paraîtrait complète à qui se contenterait d’un examen superficiel. Il y manque pourtant un redoutable copartageant, une puissance qui n’a pas de lieu défini, pas de représentation diplomatique, pas de drapeau, mais mieux ou pire, un symbole religieux : cette puissance est l’Islam. De tous les phénomènes historiques du XIXe siècle, le plus considérable sera peut-être la renaissance et le progrès de l’Islam dans le continent noir. Il y retrouve dans ses anciens foyers arabes une vitalité inattendue ; il en allume sans cesse de nouveaux chez les nègres. C’est une seconde hégire ; Mahomet regagne en Afrique tout ce qu’il a perdu en Europe. Le sort des races noires va se jouer entre la civilisation européenne et la loi musulmane : le gain de la partie n’est rien moins que certain pour nous.

Le judicieux Barth disait déjà au Soudan, il y a quarante ans : « Il est digne de remarque que, tandis que l’islamisme marche à pas rapides vers sa chute sur les côtes de la Méditerranée, il se trouve dans l’Afrique intérieure quelques sectes ferventes qui réunissent encore ses derniers zélateurs… Je crois encore à la vitalité de l’islamisme, pourvu qu’un réformateur vienne le régénérer. » Quelques années ont suffi pour donner raison à Barth. Aujourd’hui, l’un des hommes qui connaissent le mieux ces questions conclut ainsi le livre où il les étudie : « Somme toute, le fait qui domine l’évolution moderne du monde islamique est le prodigieux mouvement de rénovation, de propagande qui s’accomplit en Asie, en Afrique surtout[1]. »

Géographiquement, les deux tiers de l’Afrique appartiennent à l’Islam ; en dehors des quelques agens et négocians européens, c’est le seul culte professé par cent races diverses, au nord d’une ligne d’autant plus difficile à préciser qu’elle avance chaque jour vers le sud. M. Banning estimait, il y a deux ans, que cette ligne frontière pouvait être tirée du Cap-Vert à Zanzibar. Elle est certainement débordée aujourd’hui, au centre et sur les ailes. Le réduit central de l’Islam est fortement retranché au nord-est de l’Afrique, dans le triangle compris entre Tripoli, le Ouadaï et le Soudan égyptien. Sur cette aire inaccessible à l’Européen, le fanatisme brûle comme aux premiers jours de la prédication musulmane ; les confréries l’entretiennent : là, comme au Maroc, cette autre citadelle de la foi, elles sont le véritable pouvoir religieux et politique. Toutes ces régions obéissent docilement à un mot d’ordre des

  1. L’Islam au XIXe siècle, par le capitaine Le Châtelier (Ernest Leroux, Bibliothèque orientale elzévirienne. — Je fais de nombreux emprunts à ce livre instructif et au Soudan français du même auteur. Je ne saurais trop recommander ces publications au lecteur désireux de connaître une matière d’un si grand intérêt.