Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/793

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faisant un choix plus éclatant, de servir les intérêts d’un rival et de se préparer un remplaçant. Mais l’effet ne fut pas moins très fâcheux, et au premier moment même, l’envoyé anglais, lord Sandwich, se refusait à entrer en rapport avec l’agent français, prétendant qu’un pair d’Angleterre ne pouvait traiter d’égal à égal avec un simple commis. Il fallut lui envoyer une généalogie vraie ou fausse qui établissait que Dutheil était bon gentilhomme et n’avait pu entrer qu’à ce titre dans un des conseils du roi dont il était secrétaire. Sandwich retira son opposition. Les preuves de noblesse lui avaient-elles paru suffisantes, ou bien n’avait-il pas réfléchi que la supériorité de son rang lui assurait un avantage dont il aurait tort de ne pas se prévaloir[1] ?

Si le choix du nouvel envoyé français n’avançait pas les affaires, celui de l’envoyé espagnol, bien autrement étrange, était juste ce qu’il fallait pour tout compromettre. On ne sait par quelle fantaisie le ministère de Ferdinand VI avait eu la pensée de confier la tâche de représenter l’Espagne à Bréda, dans une conjoncture si délicate, à un vieux magistrat qui avait su, à la vérité, acquérir une certaine réputation, mais qui, dans les circonstances mêmes auxquelles il la devait, avait fait preuve du tour d’esprit le plus dépourvu de la souplesse et de la dextérité convenables à un poste diplomatique. Melchior Macanaz, c’était son nom (dont l’Espagne se souvient encore aujourd’hui), était un jurisconsulte de profession qui avait servi de conseiller à Philippe V lorsque le petit-fils de Louis XIV, d’après les avis de son aïeul, avait entrepris de réformer l’administration intérieure de son royaume, en restreignant les antiques franchises de Castille et d’Aragon. Une des plus grandes difficultés qui se fussent rencontrées dans cette tâche de tout point assez ardue, c’était l’étendue des immunités reconnues en Espagne au clergé, tant séculier que régulier, et qu’un prince français devait regarder comme incompatibles avec la dignité de sa couronne. Macanaz, pour venir en aide à l’autorité royale contestée, s’était engagé avec plus de passion que de prudence dans une lutte ouverte contre les prétentions ecclésiastiques, et ses écrits pleins de feu et d’érudition avaient paru respirer l’esprit et les doctrines de notre gallicanisme parlementaire. En terre d’inquisition, rien n’était plus dangereux. Toute la faveur de Philippe n’avait pu préserver des rigueurs du saint-office, ni les œuvres de Macanaz, dont la lecture fut interdite aux fidèles, ni sa personne qui dut, par prudence, être éloignée d’Espagne. Il avait passé

  1. Wassenaer à Puisieulx, 3 janvier. — L’abbé de Laville à Wassenaer, 6 février 1747. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)