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Aristote jusqu’à Fénelon. La rhétorique est l’ensemble des règles et des lois qui gouvernent l’art d’écrire, considéré lui-même comme inséparable de l’art de penser ; et, qu’on le sache ou non, — mais je crains qu’on ne le sache fort bien, — ce que l’on nie quand on attaque la rhétorique, c’est qu’il y ait un art de penser et d’écrire.

En quoi consiste-t-il ? Je me garderai bien de le vouloir préciser. On ne manquerait pas de me demander si je crois donc le posséder moi-même ; et il est vrai que la plaisanterie ne signifierait rien ; mais j’aime mieux ne procurer à personne une trop belle occasion de la faire. Les règles ou les lois en sont d’ailleurs dans toutes les Rhétoriques, et Quintilien ou Aristote disent là-dessus de fort bonnes choses, qui le sont pour nous comme pour les Grecs ou les Latins. Mais ce qui sera plus intéressant peut-être, ce sera de rappeler quels sont les principes de cet art, ou encore les raisons, les éternelles et solides raisons qu’il y aura toujours d’en faire cas. Non-seulement ce n’est rien d’aussi futile et d’aussi puéril qu’on le dit quelquefois, que d’apprendre à écrire, mais il se pourrait que ce fût quelque chose d’essentiel. Née de bonne heure, on le sait, et presque contemporaine des origines de la littérature grecque, la rhétorique doit sans doute répondre, et je crois qu’en effet elle répond à quelque besoin général, intérieur et profond, de la littérature et de l’humanité.

« C’est trop peu estimer le public, de ne prendre pas la peine de se préparer quand on traite avec lui. Et un homme qui paraîtrait en bonnet de nuit et en robe de chambre, un jour de cérémonie, ne ferait pas une plus grande incivilité que celui qui expose à la lumière du monde des choses qui ne sont bonnes que dans le particulier, et quand on ne parle qu’à ses familiers ou à ses valets. » Ainsi s’exprime quelque part Balzac, l’autre Balzac, celui des deux que Sainte-Beuve préférait, pour des raisons toutes personnelles, et dont il a si bien dit qu’il avait précisément fait faire sa « rhétorique » à la prose française. Combien de gens qui n’écriraient pas, si l’on exigeait, si l’on pouvait exiger d’eux qu’avant d’écrire ils eussent médité cette leçon de l’ancienne politesse ! Combien de Mémoires, et de Journaux, et de Confessions, dont la littérature serait heureusement privée, si nous savions nous-mêmes distinguer entre ce qui n’est bon que pour nos « familiers, » ou nos « valets, » — quand nous en avons, — et ce qui vaut la peine qu’on l’expose « à la lumière du monde ! » Voilà le premier principe de toute rhétorique ! C’est pour soi, mais c’est aussi pour les autres qu’on écrit et qu’on parle ; et, assurément, nous ne devons ni leur sacrifier, ni déguiser pour eux ce que nous croyons être la justice et la vérité, mais nous devons les leur présenter d’une manière qui ne heurte pas trop rudement leurs oreilles, leurs habitudes et leurs préjugés. N’est-ce pas ainsi, — je crois que la remarque vaut bien