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qu’à travailler le moins possible. Ils ont peu de besoins, ils se contentent d’un bonheur très économique. « Pourquoi veux-tu que je travaille ? disait un Bambara au colonel Borgnis-Desbordes. J’ai du mil et des femmes pour le piler. » Il est vrai qu’ayant des femmes, ils ont comme elles des fantaisies, et que notre parfumerie leur plaît autant que nos bijoux ; un Soudanais assez riche pour pouvoir se verser sur le corps tout un flacon d’eau de Cologne se tient pour le plus fortuné des hommes. Mais de tous les goûts nouveaux que nous pourrons leur inspirer, celui des occupations laborieuses leur viendra le dernier. Ils n’en ont pas seulement l’horreur, ils en ont le mépris, et c’est pour cela qu’ils ont des captifs : ils se mépriseraient s’ils ne mettaient un homme entre eux et leur fatigue.

Nous sommes parvenus à faire l’éducation militaire des Sénégalais, et leurs tirailleurs ont prouvé que, disciplinés et commandés par nous, ils sont d’admirables soldats. Nous aurons plus de peine à persuader à des Africains que le travail est un moyen de s’enrichir plus honorable que l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous avons, en ce moment, des officiers indigènes qui, entièrement acquis et dévoués à notre cause, nous rendent de grands services et vont au feu comme à une partie de plaisir ; mais ils sont restés les fils de leurs pères, et ils conçoivent le bonheur à la façon des noirs. Tel d’entre eux, quoiqu’il touche une solde assez forte que grossissent les indemnités et les cadeaux, est fort empêché d’entretenir ses femmes qui, d’année en année, croissent en nombre plus qu’en sagesse, et ne peuvent séjourner à Saint-Louis ou à Kayes sans désirer tout ce qu’on y trouve à acheter. Nous pourrions l’employer au loin comme agent politique, et nous ne verrions pas d’inconvénient à ce qu’il essayât de se tailler un royaume dans le Macina. Mais il veut des Bambaras ou des Malinkés à gouverner ; il lui faut une vache à lait, des troupeaux ou des sujets en plein rapport. Ses troupeaux, il les tondra de près ; ses sujets, s’il en avait, il les contraindrait à se saigner pour ses femmes, et ce serait également fâcheux pour lui, pour eux et pour nous.

C’est une œuvre de longue haleine que de refaire le caractère et l’imagination d’un peuple, et les impatiens feront bien de ne pas s’en mêler. Il ne faut se lancer dans les entreprises coloniales que quand on se sent capable non-seulement des grands efforts, mais des longues persévérances. Le monde, dit un proverbe italien, appartient aux inquiets ; cela est vrai pourvu qu’ils joignent à l’inquiétude qui rêve et projette cette volonté tenace que rien ne rebute et pour qui les années sont des jours.


G. VALBERT.