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enfans. D’autres encore appréhendent que les contes de fées ne déposent dans les jeunes âmes un levain de poésie qui puisse les gêner plus tard dans la lutte pour l’existence, si rude dans nos sociétés démocratiques. Pour ces diverses raisons, Perrault compte aujourd’hui parmi ses lecteurs beaucoup plus de têtes chauves qu’au siècle dernier, et peut-être moins de têtes bouclées. J’imagine que, s’il revenait sur terre, il en serait moins flatté qu’attristé. Il était le bon Perrault pour tout le monde, mais encore plus pour les petits garçons et les petites filles que pour ses confrères de l’Académie.

Notre époque est étrangement dure pour les humbles et les malheureux, dont le labeur est rude, les joies pauvres et rares, l’horizon étroit. Elle travaille avec une ténacité cruelle à rétrécir leur pensée. Elle leur répète à satiété qu’ils n’ont rien à attendre en dehors de l’amère réalité quotidienne, rien à espérer, personne à implorer, car les cieux sont vides, les bois et les eaux sont vides, l’univers est vide. L’humanité reste en face d’elle-même, en face de la vie. Personne n’entend plus son cri de détresse. Devant cet abandon, dans cette angoisse, le cœur de l’homme devient vide aussi, vide d’amour et de poésie, égoïste et sec : il est mûr pour la morale utilitaire.

Quiconque d’entre nous, dans les meilleures intentions, aide à étouffer l’imagination chez l’enfant, — celui-là aide à préparer un crime de lèse-humanité. On voulait tuer la superstition et le romanesque ; on tue du même coup la foi et l’idéal. Que ceux qui en doutent contemplent leur œuvre. Qu’ils comparent une jeune âme ayant sucé la poésie humaine dans Peau-d’Ane et la Belle au Bois dormant, la poésie divine dans la Genèse, à celle qui n’a connu d’autre nourriture que le roman scientifique et le traité de morale en forme de livre de classe ; et qu’ils disent, s’ils sont sincères, de quel côté est le germe d’humanité supérieure ?

C’est la gloire de Perrault qu’en faisant un semblable rapprochement, son nom vienne tout de suite à l’esprit et ne puisse être suppléé par aucun autre. Il est immortel au titre que lui-même aurait jugé le plus doux et le plus enviable : parce qu’il est l’un des grands bienfaiteurs de l’enfance.


ARVEDE BARINE.