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fois de plus ses qualités uniques de prodigieux aventurier ; il en avait manqué l’essentiel, s’il entendait donner une province à l’Angleterre et rattacher cette nouvelle région à celles où il avait déjà introduit l’Europe. La province s’est refermée derrière lui, elle est aujourd’hui aussi inaccessible que le Darfour et le Kordofan. Néanmoins, on peut dire sans paradoxe que, s’il a fait rétrograder la civilisation sur un point particulier de l’Afrique, il l’a fait avancer de dix ans sur toute l’étendue de ce continent. En frappant les imaginations, en excitant les gouvernemens, il a donné une impulsion sans précédent à l’œuvre de pénétration européenne ; c’est le résultat indirect, mais certain, de son dernier voyage. Il était juste de le constater avant de rappeler les origines et l’avancement actuel de cette œuvre.


II.

Avec les navigateurs portugais du XVe siècle, l’Europe avait pris connaissance de l’Afrique ; le profil de ce vaste continent était dessiné dès lors d’une façon définitive ; sur le pourtour des côtes, les nations commerçantes avaient jeté des comptoirs qui changèrent souvent de maîtres. Après ce bel élan, il sembla que l’Europe renonçait à poursuivre sa tâche ; jusqu’aux premières années de notre siècle, elle n’ajouta presque rien aux anciennes découvertes ; le voyage de Bruce fut contesté ; les cartes continuaient à reproduire les vieux portulans des marins portugais, avec des additions insignifiantes ou erronées. À nos portes, sur la Méditerranée, les régences barbaresques fermaient l’accès septentrional du continent depuis le Maroc jusqu’à l’Arabie. On devait aller chercher les points de contact aux bouches du Sénégal, dans le golfe de Guinée, sur les côtes portugaises et hollandaises de l’Afrique australe. À quelques journées de marche des établissemens maritimes, les notions positives cessaient. L’Europe ne méritait pas alors d’en connaître davantage. Régences barbaresques et comptoirs européens offraient de tristes ressemblances ; c’était comme autant de petites ventouses appliquées sur l’épiderme de ce grand corps inconnu, pour en tirer un peu d’or et surtout du « bois d’ébène ; » ces cargaisons d’esclaves que les musulmans envoyaient à leurs coreligionnaires d’Asie, les chrétiens à leurs coreligionnaires d’Amérique. Les musulmans continuent de nos jours ; nous leur reprochons ce trafic détestable, nous allons tout mettre en œuvre pour l’empêcher. C’est fort bien ; mais il ne faut pas oublier que ce beau zèle nous est nouveau et que les noirs n’échappaient jadis aux filets des Arabes que pour tomber dans les filets des chrétiens. Les premiers étaient les moins terribles ; la domesticité chez le pacha turc est une condition