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de voir un exemple. Il encadre partout l’aventure merveilleuse dans un petit tableau de mœurs, familier et sincère, qui la ramène sur la terre et la fixe dans le temps. Elle se passait avant lui au pays du bleu, n’importe quand. Depuis Perrault, elle se passe en France, l’année même où il l’a écrite, chez nos paysans ou chez nos gentilshommes, à la cour de Versailles ou dans une ferme de la Brie. Ses personnages ont le costume, les passions et les préjugés de leur nouveau milieu. Ils jouissent et souffrent comme nous dans leur corps et dans leur âme et de la même manière. Ils sont semblables à nous ; ils sont nous-mêmes. En échange de leurs vagues attributs de fantômes mythiques, Perrault leur a fait le don souverain : la vie, une vie intense et tenace, comme savaient la donner nos grands écrivains réalistes du XVIIe siècle. C’est son coin de génie. Il a mérité par là une place modeste derrière Molière et La Fontaine, chez qui hommes ou bêtes ont reçu le rayon sacré avec une prodigalité royale. Après deux siècles écoulés, Harpagon, maître Corbeau, Cendrillon, sont plus réels pour nous que tous ces êtres anonymes qui traversent chaque jour notre route et s’évanouissent aussitôt dans l’oubli.

Pour estimer Perrault à sa valeur, il faut contempler les flots pressés des héros de contes populaires dont les exploits remplissent les recueils spéciaux formés de nos jours par le zèle des érudits. Il en vient de l’Orient et de l’Occident, du midi et du septentrion, et beaucoup d’entre eux ont fait des choses plus extraordinaires, plus difficiles, plus propres encore à frapper l’imagination que pas un des héros de Perrault. Cependant, ils ne sont pas célèbres. Tous ceux que Perrault a ignorés ou dédaignés sont demeurés des étrangers pour la foule. Personne ne connaît leur visage ni leur nom, en dehors du coin de province où la tradition s’est conservée. Le plus ignorant dit d’un jaloux : « C’est un Barbe-Bleue. » Le plus savant ne dira pas d’un Figaro rustique : « C’est un Fanch Scouarnec. « Il sait qu’il ne serait pas compris, à moins de s’adresser à un Bas-Breton.

Perrault a pris tout autour de lui les modèles de ses petits acteurs. C’est pourquoi l’on sait que ses personnages sont ressemblans. Il a fait poser ses amis, ses voisins, le gros financier d’en lace, les paysans qu’il a rencontrés à la campagne, les principicules qu’il a aperçus en visite à Versailles. Plusieurs d’entre eux sont encore vrais aujourd’hui. Barbe-Bleue est un de ces parvenus enrichis qui florissaient déjà sous Louis XIV, mais dont la race a si prodigieusement crû et multiplié dans notre siècle. Nous le coudoyons tous les jours dans les salons, cet homme doré sur tranches, dont il semble que chaque mouvement rende un son d’écus