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princesse. La plus jeune lui donna pour don qu’elle serait la plus belle personne du monde, celle d’après qu’elle aurait de l’esprit comme un ange, la troisième qu’elle aurait une grâce admirable à tout ce qu’elle ferait, la quatrième qu’elle danserait parfaitement bien, la cinquième qu’elle chanterait comme un rossignol, et la sixième qu’elle jouerait de toutes sortes d’instrumens dans la dernière perfection. Le rang de la vieille fée étant venu, elle dit en branlant la teste, encore plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. » Il restait heureusement une jeune fée, qui eut assez de pouvoir pour changer la mort en un sommeil de cent ans.

Perrault nous montre dans ce passage comment les bourgeois de sa rue Saint-Jacques, vers la fin du XVIIe siècle, se figuraient une princesse accomplie. Les qualités et les talens dont il fait douer son héroïne par les premières fées sont ceux qui passaient dans son entourage pour être nécessaires à l’emploi. Avant tout, être belle ; et puis avoir de l’esprit, savoir l’art de plaire ; enfin, avoir reçu les leçons d’un bon maître à danser et d’un bon maître à chanter. Il n’en fallait pas davantage en ce temps-là. On était persuadé que le reste se devinait, par une grâce spéciale de la Providence, du moment qu’on était princesse, et il n’y avait pas longtemps que les princes eux-mêmes se contentaient des dons des fées. Louis XIV n’en avait pas appris beaucoup plus long, dans son enfance, que la Belle au Bois dormant, et le frère de Louis XIV, Monsieur, en avait certes appris beaucoup moins.

Voilà pour la part de Perrault dans le récit du baptême de la Belle au Bois dormant. Le peuple a fourni pour la sienne les deux dernières fées et leur lutte. La vieille se reconnaît au premier coup d’œil ; nous parlions justement d’elle tout à l’heure. Elle est l’éternel trouble-fête du festin terrestre de l’humanité. Qu’on la nomme prédestination, fatalité, hérédité, elle est celle qu’on n’avait pas invitée et qui vient, à qui l’on ne demandait rien et qui impose son don ; elle est la puissance mystérieuse par qui l’homme est orienté, avant même d’avoir vu la lumière, vers une fin qui lui cause souvent une indicible horreur. Beaucoup s’abandonnent à elle sans résistance, de notre temps surtout. D’autres engagent le combat, sachant bien que, même vaincus, ils seront plus dignes d’estime et de respect que les favoris des dieux, triomphateurs sans effort pour qui la vie est un jeu et une fête.

Quant à la jeune fée, elle représente le secours d’en haut, seul moyen qu’on ait encore trouvé de dissiper le cauchemar de l’inexorable.

Perrault a appliqué à tous les Contes le procédé dont on vient