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gouverneur n’est pas encore convaincu. — « Je me vis à bout de patience, après m’être contenu pendant cinquante-deux jours. Encore aujourd’hui ce souvenir me bouleverse. Si le pacha eût eu quelque menin à faire fouetter en son lieu et place, le pauvre garçon aurait passé un mauvais quart d’heure… À Mtsora, quand Emin s’excusa de certaines paroles inconsidérées qui lui avaient échappé, je profitai de l’occasion pour lui servir une petite conférence sur les manières qui conviennent à un pacha et à un homme qui sait vivre. — j’accepte volontiers vos excuses, pacha, mais je me plais à espérer que, d’ici à la côte, vous me permettrez de vous considérer comme le gouverneur de l’Equatoria et non comme un enfant gâté. Nous ne pouvons qu’être affligés de voir tomber en de semblables puérilités l’homme pour lequel nous sommes toujours prêts à sacrifier nos vies. » Et ainsi de suite, longtemps.

— « Ah ! monsieur Stanley, je regrette de vous avoir jamais rencontré ! » c’est le ton habituel des réponses dolentes que le sauvé fait à son sauveur.

L’issue du duel entre ces deux caractères n’était pas douteuse. Emin finit par céder aux suggestions du magnétiseur ; il s’abandonne, avec une partie des officiers et des employés égyptiens. M. Stanley achemine sa prise sur la longue route qui conduit à la mer. C’est un exode oriental, avec l’interminable convoi des femmes, des enfans, des bagages. La caravane doit se frayer un passage à travers les populations belliqueuses de l’Ouganda et de l’Ouniamwési ; le terrible homme qui la mène tient ces tribus en respect et sort sans encombre de leurs territoires. Ce sont de beaux pays, assure l’explorateur. À l’en croire, l’étranger qui n’admire pas l’Afrique « a le sang appauvri, le foie ou la rate malades. » On pourrait lui objecter que c’est souvent la faute de l’Afrique si le mauvais état de ces organes empêche de l’admirer. Chemin faisant, il distrait son captif en lui montrant les montagnes de la Lune, ces alpes africaines que l’on n’avait pas encore côtoyées d’aussi près. Après huit mois de marche, le II décembre 1889, le convoi atteignait Bagamoyo. Là seulement, au milieu de ses compatriotes, Emin se sent « délivré ; » il échappe à son sauveur, — par la fenêtre et dans l’état que l’on sait, — il trouve un refuge à l’hôpital allemand. L’étonnement de M. Stanley est d’un prix rare. « Nous avons raison d’être surpris que l’accident du banquet de Bagamoyo ait terminé si brusquement nos relations. Nous n’avons pas reçu le moindre remercîment. » Là-dessus, il entonne son Magnificat, des pages curieuses qui achèvent de le peindre ; et, laissant l’ingrat à sa destinée, il revient en Europe pour y jouir de l’empressement des foules et des éditeurs.

Il avait accompli son programme, s’il ne voulait que montrer une