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Bartolomé Mitre dans la charge de lieutenant-général, dont il était dépouillé depuis 1880 ; le gouvernement faisait des avances.

Le général Mitre est la plus haute figure politique de la république Argentine. Il faisait partie de la brillante phalange qui inaugura, en 1852, l’ère et les institutions modernes sur les rives de la Plata. Buenos-Ayres s’étant séparée peu après de la confédération, il fut l’âme de la guerre qu’elle soutint contre les autres provinces, et dont le succès devait être celui des idées libérales. Vainqueur sur le champ de bataille, il le fut mieux encore dans le domaine politique en mettant fin à la scission et en assurant l’unité nationale. Devenu président de la république, il commanda en chef les armées alliées du Brésil, de l’Uruguay et de la République Argentine durant la guerre du Paraguay, descendit pauvre du pouvoir et n’y exerça aucune pression sur les électeurs pour le choix de son successeur, M. Sarmiento, qui était son ami, son coreligionnaire politique, mais nullement son candidat.

Il reprend alors, par besoin, son métier de journaliste et, par goût, ses études d’historien et de lettré. Il passa vingt-deux ans enfermé dans sa bibliothèque, ne rentrant dans la mêlée que deux fois : en 1874, au moment de l’élection du président Avellaneda, pour protester par les armes contre cette nomination entachée d’illégalité et grosse de menaces, en 1880, à la fin de la lutte d’où sortit la fédéralisation de Buenos-Ayres, pour amoindrir le désastre et interposer sa médiation. En dehors de ces deux courtes apparitions dans la vie publique, son activité intellectuelle se révèle de deux façons : son journal, la Nacion, devient le plus important de l’Amérique du Sud et le guide incontesté de l’opinion indépendante dans la République Argentine ; en fait de travaux de longue haleine, il publie une série d’ouvrages, entre lesquels il faut citer en première ligne les trois gros volumes de l’Histoire de San-Martin, où l’élévation pénétrante du sens historique va de pair avec la sûreté de l’érudition, et mentionner au moins, comme contraste, une traduction du Dante en vers espagnols d’un attachant archaïsme. Cette claustration studieuse au sortir d’une carrière si militante, la forte unité de cette vie également consacrée dans la retraite et dans l’action au progrès des plus généreuses idées, grandissent par un effet de perspective sa féconde présidence et aux yeux de ses concitoyens l’élèvent au-dessus des partis.

Bien qu’il ne fît pas nominalement partie du comité directeur de l’Union civique, ses avis y avaient un grand poids. Il était le fondateur avant la lettre de cette société par la propagande incessante de son journal, et son nom était inséparable depuis quinze ans de toutes les revendications libérales. On attribuait à son influence la prudence que mettait l’Union civique à ne pas pousser à