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tienne contre un intérêt aussi vital, qu’il vaut mieux se déjuger que se suicider. Il se déjugea donc, il signifia au ministre des finances qu’il n’y avait rien de fait, et qu’il retirait sa parole. M. Uriburu donna sa démission, suivie de celle du ministre de la justice. Le Panai triomphait, il était convaincu qu’il avait joué au plus fin avec l’opposition, triché avec bonheur et gagné la partie. Il n’y avait pour lui qu’une ombre au tableau : les banquiers anglais refusèrent de confier au nouveau ministre les 50 millions qu’ils avaient promis à l’ancien.

L’Union civique avait pris en face du ministère Uriburu une attitude expectante et, à la faveur d’un premier succès, étendu ses ramifications. De toutes parts s’organisaient des centres civiques dont le comité directeur se mettait à l’instant en relations avec celui de la capitale. Les télégrammes échangés à ce sujet remplissaient les immenses colonnes des journaux indépendans[1]. En présence de ce manque de foi qui coupait court à tout accommodement, quel usage ferait-elle de sa popularité ? La question était d’autant plus difficile à résoudre qu’à partir de ce moment l’Union civique évite de dévoiler ses projets, et que son histoire devient souterraine. Elle ne se montre en public qu’une seule fois, à propos du départ pour l’Europe du général Mitre. Toutes les manifestations antérieures pâlirent à côté de l’éclat de celle-ci. Il n’y avait plus moyen de douter que la force d’impulsion du mouvement allait croissant d’elle-même, vires adquirit eundo. Longtemps avant l’heure fixée, le lieu de réunion, la place du Retiro, dominée par la statue équestre du général San-Martin, dont M. Mitre a écrit l’histoire, voyait affluer la foule. Les clubs politiques, les très nombreuses sociétés étrangères de bienfaisance, de secours mutuels, de propagande ou d’orphéon, qui existent à Buenos-Ayres, arrivaient en corps. Des orchestres jouaient de tous côtés. Les étendards des confréries, ceux de toutes les nations, mêlés au drapeau argentin, flottaient sur la place et pavoisaient les maisons. L’orateur désigné pour offrir au général Mitre l’expression de la sympathie populaire était le docteur don Eduardo Costa, procureur-général de la nation, un des hauts fonctionnaires de l’état, le seul peut-être qui, dans ce poste exclusivement juridique, eût conservé intacte la réputation d’indépendance et d’intégrité qu’il avait acquise sous les administrations précédentes. Le trajet de la place du Retiro à la place Victoria fut à chaque rue, à chaque porte, une ovation. Le lendemain, les chambres réintégraient don

  1. La longueur d’une colonne du journal la Nation est de 70 centimètres d’impression eu caractères 8 désinterligné. Il y a 9 colonnes par page et généralement 2 pages de texte, sans compter les annonces, dont l’abondance exige souvent des numéros de 6 et 8 pages.