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maxime : gouverner, c’est prendre, avec une inconsciente sérénité. Dans les premiers temps de l’administration du docteur Juarez Celman, on apprit que, le jour de sa fête, un gouverneur suspect d’avoir des attaches avec le président antérieur, et qui sollicitait pour une banque de sa province certains privilèges, avait fait présent au chef de l’État d’un immeuble qu’il convoitait pour arrondir le terrain où il construisait à grands frais sa maison d’habitation. Ce terrain avait coûté 1,500,000 francs. Cela s’était fait sans y mettre de mystère, ingénument, par acte public. Ce que ce début promettait, le nouveau président le tint et au-delà. Il avait pour les cadeaux un goût qui arrivait au comique ; cette manie est un trait de caractère qui ne laisse pas d’éclairer même les singularités de sa politique.

On donnerait difficilement une idée des théories en honneur dans le monde officiel. A dévorer ainsi le pays à belles dents, on avait fini par perdre la notion de la valeur de l’argent. Cent, deux cent mille piastres étaient chose insignifiante. On les perdait au jeu en une soirée, on les mettait à l’achat d’un cheval de course. Il fallait inventer des ressources pour cette fringale de dépense. On commença par vendre ce qu’on put, les chemins de fer Central-Norte et Andino, les travaux de salubrité de Buenos-Ayres. Cette dernière vente, malgré la docilité du congrès, y donna lieu à d’orageux débats. Quand le contrat de cession à une compagnie anglaise fut signé, le bruit courut à Londres que le président avait exigé d’elle 200,000 livres sterling pour lui assurer cette affaire, et le ministre de l’intérieur une somme considérable. Les directeurs de la compagnie pourraient seuls dire ce qu’il en est, et n’en feront rien. Ce qu’on peut remarquer, c’est qu’un Argentin d’origine anglaise, le docteur don Diego R. Davison, a affirmé le fait sous sa signature, d’après le procès-verbal d’une assemblée d’actionnaires ; qu’il a été question en haut lieu de le poursuivre pour calomnie, et qu’on a renoncé à ce dessein de peur qu’il ne fournît les preuves de son dire. Le docteur Juarez possède une fortune qu’à la Bourse de Buenos-Ayres les uns évaluent à 200, les autres à 300 millions de francs. L’écart même de ces chiffres indique l’incertitude de ces renseignemens ; mais on peut déduire de ces appréciations d’observateurs attentifs du mouvement financier, qu’il est colossalement riche.

Une source de gros bénéfices pour les amis du premier degré et, assure-t-on, pour le président lui-même, fut les concessions de chemins de fer jouissant d’une garantie d’intérêt, ou de grandes entreprises de travaux publics, accordées dans des conditions qui pussent les rendre de facile défaite en Europe. Les faiseurs de