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mais au chef du parti. On reconnaissait que le président ne devait pas se commettre dans les luttes des factions, qu’il était obligé par la constitution de se renfermer envers elles dans une stricte impartialité. Aussi était-ce à l’homme privé qu’on se livrait sans conditions !

Ce parti singulier se donna un nom qui ne l’était pas moins. Les libéraux s’étaient quelquefois appelés, en souvenir de leur ancien programme unitaire, parti national, et les fédéraux avaient pris depuis peu le nom d’autonomistes. On appela donc les partisans sans condition du docteur Juarez : parti autonomiste national. Il y avait quelque contradiction dans les termes ; peu importe ! on voulait marquer que l’ère qui s’ouvrait était la synthèse et le couronnement de l’histoire argentine.

Les premières lettres de ces trois mots forment le mot pan, qui veut dire pain, dont un des dérivés, panal, désigne une boisson créole que l’on prépare en faisant dissoudre dans de l’eau fraîche une sorte de biscuit de sucre fouetté. C’est le nom que prit, par un calembour innocent, le groupe directeur des inconditionnels, le club du Panai, organisé à Cordoba, et dont le président était M. Marcos Juarez. Être affilié au Panai, c’était participer au pouvoir suprême, avoir dans sa poche une fraction de souveraineté et une traite à vue sur la fortune publique. Cette franc-maçonnerie a fait la pluie et le beau temps dans la République Argentine durant trois ans. Elle entourait si étroitement le président qu’il était son prisonnier plus que son chef. C’était auprès d’elle que les gouverneurs venaient prendre langue ; elle les faisait et les défaisait à sa guise.

Le fondateur de cette association, M. Marcos Juarez, élevé au grand air des champs pendant que son frère, plus malingre et aidé par un sien parent, fréquentait les universités, est un type assez réussi de l’homme de campagne argentin. Il en a la bonhomie brusque, la vulgarité humoristique, la sagacité, l’audace, les instincts de lucre et de domination, le souverain mépris pour les fadaises constitutionnelles. Au plus beau temps de sa splendeur, sa distraction favorite était un jeu d’osselets, la taba, que jouent les gauchos à la porte des cabarets et dont ils prennent à même les élémens aux squelettes d’animaux épars dans la prairie. Il l’avait installé dans le bâtiment somptueux qui était le siège du Panai. Ses fidèles, pour être bien en cour, s’étaient épris à qui mieux mieux de cette distraction rustique. Cela ajoutait au luxe insolent qu’étalait tout ce monde une nuance populacière qui ne manquait ni de signification ni de saveur.

On avait mis la république en coupe réglée ; on pratiquait la