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degré d’autorité. Cette opinion, toutes les provinces avaient contribué à la former par l’intermédiaire des plus éclairés de leurs fils. La capitale en avait reçu d’elles le germe brut et la leur renvoyait marquée à son sceau, débarrassée de la gangue des intrigues de clocher, affinée et généralisée par la collaboration des résidens étrangers. Ceux-ci, tenus en dehors des ambitions de pouvoir et des tripotages de scrutin, sont pour leurs affaires trop intéressés à la bonne marche du gouvernement pour ne pas intervenir dans sa direction. Ils y apportent un écho des traditions de peuples plus mûrs et plus expérimentés.

Ce qui se dégage en définitive de la façon dont Buenos-Ayres a rempli son rôle de capitale, c’est un grand progrès, non de la politique unitaire, mot qui n’a plus de sens, mais de la politique nationale ; c’est un équilibre plus stable entre les théories centraliste et localiste, qui ont l’une et l’autre du bon à la condition de se pondérer réciproquement. On a donné une tête pensante à la république, et c’est cette tête pensante qui, à la suite de la révolution dernière, a entraîné tout le pays.

L’homme auquel échut l’honneur d’inaugurer le nouvel ordre de choses était un jeune général, don Julio A. Roca, que certaines affinités de famille et la protection du président Avellaneda avaient désigné au choix du parti fédéral. Le général Roca n’est pas un politique dénué de mérite ; il a des qualités d’homme d’état. Bien qu’il ait fait son chemin dans et par l’armée, commandé en chef, gagné des batailles et organisé avec distinction des expéditions importantes, ses facultés et ses tendances sont toutes civiles. Ce n’est ni un autoritaire ni un violent, c’est un réfléchi, un silencieux et un tenace. Observateur judicieux, esprit circonspect, il reçut les grandeurs qui lui tombaient du ciel avec plus de modestie qu’on n’était en droit d’en attendre de sa profession et de son âge. Il avait à peine trente-six ans quand il prit possession de la présidence. Je me souviens que, pendant la campagne du Rio-Negro, que je fis à ses côtés[1], arriva un beau matin, portée par un courrier indien, une liasse de journaux. Il y avait un mois que nous étions sans nouvelles du monde civilisé, et nous apprîmes ainsi la proclamation de la candidature de notre général. J’étais ce jour-là seul avec lui sous sa tente, nous étions tous deux assis par terre sur des ponchos pliés en quatre, les pieds étendus vers quatre charbons qui se consumaient au centre. Le général paraissait soucieux. Quant à moi, d’autant plus alsiniste qu’Alsina n’était plus, cet événement ne m’inspirait que des réflexions amères.

— Vous avez vu les nouvelles ? me dit-il enfin. Qu’en pensez-vous ?

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1880.