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gouverneur. Tous les gouverneurs, sauf deux, étaient à la dévotion du président et de ses nouveaux alliés. Buenos-Ayres comprit parfaitement ce qui l’attendait et s’arma. Si elle n’avait eu que les provinces en face d’elle, il est probable qu’elle les aurait, une fois de plus, mises à la raison ; mais elle y avait encore le gouvernement national et l’armée de ligne, dont les chefs, porteños en général au fond du cœur, ne se rangèrent pas moins en bataille autour du drapeau tenu par le président. Buenos-Ayres et sa seule alliée, la province de Corrientes, furent battues, et le docteur Avellaneda ne descendit pas du pouvoir avant d’avoir doté la république d’une capitale, acte d’une grande portée qui n’avait qu’un tort, celui d’être accompli sous forme de confiscation.

Au fond, les vainqueurs ne confisquèrent pas l’influence de Buenos-Ayres, ils lui donnèrent une nouvelle consécration. Capitale d’une province, Buenos-Ayres pouvait exciter la jalousie des autres capitales de province, ses égales en droit. Devenue capitale de la nation, ses anciennes rivales devenaient officiellement ses satellites. Ce n’est pas seulement par le titre qu’ils lui conféraient que les provinciaux mirent hors de pair la ville qui leur faisait ombrage, ce fut par le mouvement de migration que cette mesure détermina, et par les effets qu’il produisit sur l’esprit public avec une étonnante rapidité. — Puisque Buenos-Ayres est à nous, que nous y avons désormais le pas sur ces pédans de porteños, allons prendre possession de notre nouvelle conquête, — voilà ce qu’on se disait de Jujuy à San-Luis et de Santa-Fé à Mendoza. Les riches étaient bien aises de se faire honneur de leurs écus dans la nouvelle capitale, les ambitieux accouraient se chauffer au soleil levant, escomptant les faveurs que leur devait bien un gouvernement issu de leurs œuvres. L’attraction que Buenos-Ayres a toujours exercée sur le reste du territoire devint irrésistible. Les trains arrivaient bondés, les hôtels regorgeaient de monde, des quartiers entiers sortaient de terre comme par magie, on s’en disputait les logemens. Les tailleurs et les couturières ne savaient à qui entendre pour mettre à la mode les nouveaux-venus. Une prospérité foudroyante échut aux marchands de meubles dorés, de bronzes, en zinc et de tableaux aux cadres tellement riches qu’on aurait dû, pour ne pas en gâter la magnificence, en retirer les croûtes qui les occupaient.

L’affluence des gens arrivant de l’extérieur n’était pas moindre que celle des habitans accourus de tous les coins de la République. Outre les ouvriers du bâtiment, qui étaient légion, et ceux des industries de luxe, dont on ne trouvait jamais assez, l’élan des allaires, le développement du crédit, la. fièvre de la spéculation,