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qui se sait ne pour agir. Demain suffira à sa besogne. Celle d’aujourd’hui, parachevez-la, puis couchez-vous et dormez dessus… L’Occasion les avait touchés du coude, et ils n’y avaient pas pris garde, ils ne l’avaient pas vue !.. Voilà du fantastique assurément ; on dirait quelque diablerie dépassant les conceptions et l’entendement d’un simple mortel. » Les récriminations continuent sur ce ton, des pages et des pages ; tout cela parce que ces malheureux ont hésité un instant.

On peut rêver sans doute un ensemble de qualités plus aimable ; on ne saurait trop admirer ce magnifique composé d’énergie, d’assurance mystique et de bon sens pratique. M. Stanley a le droit, dont il use, d’en tirer une grosse vanité et de gros profits. Quand il reproduit, à la fin de son livre, tous les câblogrammes de félicitations adressées à « Stanley Africanus, » — depuis ceux des têtes couronnées jusqu’à la dépêche des compagnons de Londres qui le nomment ébéniste honoraire, — on pense involontairement à ces sauveteurs de bains de mer qui font étalage de leurs médailles, par amour de la gloire et aussi pour engager le client. Mais que nous importe ? Tout change, même le type des héros ; et c’est précisément le propre des héros de renouveler ce type, de l’adapter aux conditions de leur temps, seul moyen pour accomplir de grandes choses. Gordon était plus conforme au modèle des héros classiques, il satisfaisait à toutes nos exigences esthétiques ; il a échoué. M. Stanley choque ces exigences ; il a réussi.

Rappelons-nous d’ailleurs que pour être équitables envers lui, nous devons tenir compte de ses découvertes antérieures et le juger sur l’ensemble de ses longs voyages. Le dernier a fait plus de bruit ; les précédens furent bien autrement féconds en résultats. Que l’enlèvement d’Emin ait rendu à la barbarie des territoires où la civilisation avait pénétré, c’est un fait malheureusement trop certain. Au point de vue géographique, cette nouvelle traversée du continent offre moins d’intérêt que les autres. En remontant le Congo, en redescendant vers la mer des Indes par les grands lacs, l’explorateur retrouvait l’empreinte de ses pas, sur des voies déjà ouvertes par lui. Il a ajouté à la carte, sur une longueur de cinq degrés, le cours supérieur de l’Arruwîmi et les branches originelles de ce fleuve, l’Ihourou, l’Itouri. Il a relevé l’altitude et la direction générale des monts Rouwenzori, corrigé ses anciennes observations sur le lac Édouard-Albert et le Victoria-Nyanza. Ce serait beaucoup pour tout autre ; c’est peu pour M. Stanley, parce que, dans cette région, M. Stanley ne s’était laissé presque rien à faire.

On connaît les préliminaires et l’objet de l’expédition « de secours. » Emin-Pacha (de son vrai nom le docteur Schnitzler) avait été détaché par Gordon à Ouadelaï, sentinelle avancée de l’Égypte.