Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout délai serait pour vous plus dangereux que les délais qui pourraient retarder l’aide apportée à Emin. — Votre fidèle ami, ROBERT ARTHINGTON. »

On ne comprend pas ces gens-là, si on les mesure à notre toise : et M. Stanley moins que tout autre. Ses effusions religieuses, qui ont paru équivoques ou déplacées, jaillissent du fond même de l’homme. Il lit la Bible entre deux coups de carabine, comme la lisent les flibustiers de l’Orégon, mais il en est imprégné jusqu’aux moelles. Il a des visions. À la veille d’une bataille avec le roi Mazamboni, il s’endort sur le verset où Moïse exhorte Josué : « Fortifie-toi et sois vaillant homme ; ne crains point et ne les redoute point, car l’éternel Dieu t’accompagne ; il ne te délaissera point et ne t’abandonnera point. » La nuit, une voix lui rappelle ces paroles. Il discute avec elle ; la voix insiste : « Fortifie-toi et sois vaillant homme : marche avec assurance, car je te donnerai ce pays et le peuple qui l’habite. » — « Tout ceci, ajoute l’écrivain, je le rapporte en stricte confidence. » Cette confidence tirée à deux cent mille exemplaires, c’est le reporter qui reparaît ; mais l’étrangeté même de l’association d’idées prouve qu’il est sérieux. — Un jour, M. Stanley obtient un miracle, un vrai, le miracle de l’oiseau. La petite colonne était au dernier degré de la misère et du découragement ; le chef essayait de remonter ses officiers, exténués, à demi morts de faim. « Nous avons souffert, mais jamais à ce point. Si ceux-ci meurent, qu’adviendra-t-il de nous ? Le temps des miracles est passé, dit-on. Pourquoi ? Le savent-ils, ceux qui le disent ? Moïse fit jaillir de l’eau du rocher d’Horeb pour les Israélites : de l’eau, nous en avons, et à revendre ! Au torrent de Kérith, Elie fut nourri par des corbeaux ; mais il n’y a pas un seul corbeau dans toute la forêt ! Le Christ fut servi par des anges : s’il nous en descendait un du ciel ! — Au moment où je prononçais ces mots, nous entendîmes le vol d’un gros oiseau qui battait l’air de ses ailes. Randy, mon petit terrier, lève le nez, avance la patte : nous nous retournons ; à l’instant même, l’oiseau tombait sous la dent de Randy, qui, ayant happé sa proie, la tenait serrée comme dans un étau. — Voyez, enfans, les dieux nous protègent : le temps des miracles n’est point passé ! — Et mes camarades, agréablement surpris, examinaient l’oiseau, une pintade belle et grasse. » — Mahomet ne parlait pas autrement. Conviction intime ou nécessité d’agir sur les imaginations ? Les deux peut-être. Quand il s’agit de Mahomet, les historiens les plus sagaces hésitent sur le titre de cet alliage. L’inspiré le sait-il lui-même ?

Le miracle perpétuel de M. Stanley, c’est sa réussite, obtenue par sa foi en lui-même, par son indomptable énergie. Nul, parmi les grands meneurs d’hommes, n’a possédé à un plus haut