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prosélytisme religieux, se joignait aux mobiles d’intérêt ; mais ils l’entendirent de façon si barbare qu’on en peut comparer les résultats aux méfaits actuels de l’Islam sur la terre d’Afrique. Aujourd’hui, sous des apparences mercantiles, l’esprit et le sentiment tiennent cent fois plus de place dans nos préoccupations. C’est l’amour désintéressé de la science qui a poussé tous ces explorateurs dans le continent noir. Les missions religieuses ont suivi leurs traces ; d’un cœur vraiment chrétien, cette fois, avec intelligence et douceur. La répression de la traite donne aux tentatives communes de l’Europe un caractère de moderne croisade. Lors même que la politique et le négoce poursuivent des desseins pratiques, les idées d’humanité et de civilisation s’y mêlent pour une forte part ; ce sont elles qui entraînent l’assentiment des masses ; l’Europe a la conscience d’accomplir un grand devoir, encore plus que de réaliser une opération fructueuse.

Si l’on met en balance les qualités morales des aventuriers, — en prenant ce mot dans sa plus belle acception, — combien ceux du XIXe siècle nous apparaissent supérieurs ! Y a-t-il dans l’épopée américaine des figures comparables à celles d’un Gordon, d’un Livingstone ? Ce dernier a ressuscité de nos jours le type des apôtres qui civilisèrent le monde barbare, qui reçurent pour ce bienfait le nom de saints, à l’époque où les peuples traduisaient ainsi leur reconnaissance. Si nous n’avions pas perdu le sens de ce beau titre, qui exprimait si bien la vénération de l’humanité pour ses meilleurs exemplaires, Livingstone y aurait autant de droit que Boniface, le convertisseur des Germains ; Cyrille, l’éducateur des Slaves ; Grégoire, « l’illuminateur » des Arméniens. Elle ne déparerait point les Acta sanctorum, la scène sublime qui se passa le 1er mai 1873, sur la rive déserte du lac Banguéolo, dans cette cabane où l’apôtre consomma son sacrifice. Seul, oublié du monde, terrassé par la fièvre après trente ans d’étude et de prédication, il avait senti venir l’heure. Il n’appela personne, il ferma son livre, se mit à genoux, et mourut en priant pour son Afrique ; ses noirs trouvèrent au matin leur rédempteur agenouillé, doucement endormi dans sa prière. Nous allons civiliser cette terre en la soumettant à nos grandes forces matérielles, et le vulgaire estimera qu’elles ont tout fait ; mais pour ceux qui croient au pouvoir mystérieux des forces morales, il était indispensable que l’Afrique fût d’abord rachetée à prix d’âmes, par les dévoûmens d’un Livingstone et de ses émules obscurs, missionnaires ou savans.

Ils ont semé, la moisson lève. Elle mûrit avec une rapidité qui confond l’imagination. En un quart de siècle, sur ces cartes qui passaient toutes blanches sous nos yeux d’enfant, nous avons vu