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la besogne humaine a rapetissé, depuis les géans qui élargirent le monde à la fin du XVe siècle ? Cependant l’histoire établira un rapprochement entre ce temps et le nôtre. Elle dira que l’Afrique découverte, conquise en grande partie par des moyens pacifiques, c’est un exploit aussi beau et d’aussi grosse conséquence que la trouvaille de l’Amérique, suivie d’un dépècement sanglant. Elle datera une ère nouvelle de Victoria, de Guillaume II, de Léopold, d’Humbert, comme elle en a daté une d’Isabelle la Catholique, de Ferdinand le Conquistador, d’Henri le Navigateur ; et si elle ne décerne à M. Carnot aucun de ces surnoms, la mode en ayant passé, elle fera une large part à la France dans la mission civilisatrice.

Il est probable qu’en toutes choses les morts tiennent trop de place et qu’ils abusent de leur situation. La sonorité des noms les plus glorieux se fait de leur répétition constante, de leur passage sur les lèvres des enfans, où l’idéalisation s’achève naturellement et pour jamais. On paraîtrait manquer de mesure, aujourd’hui, si l’on égalait nos explorateurs à ces héros consacrés : Barthélémy Diaz et Vasco de Gama, Colomb et Magellan, Pizarre et Cortez. L’imagination des hommes a travaillé quatre siècles pour mettre ces figures au point. On prononcera un jour avec autant d’admiration ces autres noms : Caillié, Barth, Gordon, Livingstone. Je ne cite que des morts, et les plus marquans : quelle liste on pourrait dresser avec les vivans ! Ils sont trop, ceci encore leur nuit. Nous retrouvons dans l’entreprise africaine ce qui caractérise toutes les œuvres contemporaines, l’effort multiple et méthodique substitué à l’effort individuel et fortuit des vieux âges ; la gloire du résultat est plus indivise, moins concentrée sur quelques têtes, partant moins saisissante pour l’imagination. Si un jeu de la nature abaissait demain le Mont-Blanc, le Mont-Rose, quelques autres cimes fameuses, et relevait du même coup toutes les crêtes des Alpes au niveau des sommets du deuxième ordre, l’altitude totale de la chaîne serait considérablement accrue. Cependant la ioule s’écrierait : « Les Alpes ont diminué de hauteur ! » C’est le raisonnement singulier que nous appliquons à nos travaux, quand nous les comparons à ceux des âges héroïques.

Un autre préjugé nous cache la grandeur de cette entreprise africaine. On ne s’exalte point pour un « débouché économique. » Des négocians qui vont placer leurs cotonnades, chercher en échange l’ivoire et le caoutchouc, voilà, pensons-nous, un maigre sujet d’enthousiasme, en regard des conquérans épiques qui faisaient voile pour la Castille d’Or. Nous oublions que ceux-ci furent des compagnons fort rapaces ; à l’exception de Colomb, ils obéirent tous à des convoitises brutales. Sans doute, un mobile idéal, le