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SACRIFIÉS.

De sa fenêtre, Mireille avait vu sans entendre ; sa pauvre tête, si montée déjà, s’était exaltée davantage. À ses yeux, ce rendez-vous ne pouvait être que combiné d’avance, tout le prouvait, la rapidité de l’entretien, cette bizarre sortie de sa sœur, au moment même où son mari quittait le capitaine, puis sa brusque rentrée, comme si elle eût craint qu’on ne surprît leur tête-à-tête. Lorsqu’une imagination méridionale est partie sur une piste, n’en ne l’arrête : cet emportement produit les grandes actions et aussi les grandes bêtises. Mireille ne pensait plus maintenant qu’elle dût réfugier son chagrin sous un masque d’indifférence dédaigneuse, il lui était commandé d’intervenir au plus vite ; il s’agissait en effet fort peu maintenant de M. de Vair, sa conscience était en cause et lui imposait le devoir de sauver sa sœur. Elle parlerait donc dès le lendemain, dès que son beau-frère serait parti, elle parlerait sans colère, en immolant ses propres sentimens, avec l’autorité d’une tendresse vigilante qui a reconnu le péril et veut se mettre en travers. Sa résolution prise, elle éprouva un grand apaisement et pria avec ferveur, afin d’obtenir la grâce de réussir.

Le départ de M. Marbel occupa la matinée du lendemain, son impatience à guetter la patache de Digne témoigna, à défaut d’autres assurances, que la montagne l’effrayait encore plus que le choléra. Il affirma néanmoins son intention de revenir, si ses affaires le lui permettaient, et, comme on souriait avec incrédulité, il promit surtout de rappeler les exilés dès que le fléau déclinerait. L’on échangea de rapides adieux, le voyageur se hissa sous la capote, serra encore les mains qu’on lui tendait ; et le bidet, enveloppé dans un claquement de fouet, reprit son allure déhanchée, trot devant, galop derrière.

— Si nous ne remontions pas tout de suite aux Sorguettes, insinua Mireille, en prenant le bras de sa sœur, nous avons encore deux heures avant le dîner et le temps est admirable.

Et comme Mme Marbel se laissait persuader, elle l’entraîna par un mignon sentier qui montait très capricieusement, entre des entassemens de rochers, jusqu’à un bois de sapins poussé là on ne sait comment, car tout le versant, à cette exception près, apparaissait à perte de vue exactement dénudé.

— J’avais à te parler, ma chérie, à te parler sérieusement, dit la jeune fille, fixant ses yeux dans ceux de sa sœur, dès qu’elles furent assises sur un tapis de mousse fine.

— Je m’en doutais un peu, pensa Mme Marbel.

— Écoute, Miette, aucun malentendu ne doit se glisser entre nous ; je t’en supplie, sois franche comme je le serai moi-même. Depuis quelques jours je fais un rêve, un rêve affreux, j’ai besoin de te le confesser ; je veux espérer que ce funeste cauchemar, tu le