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aussi. On n’a, pour s’en assurer, qu’à lire la très curieuse notice récemment consacrée à la dernière partition de M. Saint-Saëns[1]. Après l’avoir lue, il est bon de réentendre Ascanio, puis Samson, et les différences s’accusent. Samson est d’une touche beaucoup plus sommaire et plus large, moins poussé dans le détail ingénieux, amusant, comme on dit en style d’atelier. On pourrait toutefois cataloguer aussi les leitmotive de Samson; le compte en serait plus court et plus facile à faire, voilà tout. Mais qu’importent les procédés ? M. Saint-Saëns n’est l’esclave d’aucun; il leur commande à tous. Nulle œuvre plus que Samson n’atteste chez le grand artiste une plus magnifique liberté, une aisance plus souveraine. Les idées y sont toujours de première qualité et de première grandeur; idées véritables, idées entières surtout et non pas ébauches ou reliefs d’idées. Le compositeur les expose, les développe et ne les abandonne qu’après en avoir tiré tout ce qu’elles pouvaient donner, et elles donnent beaucoup, les idées d’un Saint-Saëns. Rappelez-vous seulement ce qu’il a fait du motif de Dalila : Réponds à ma tendresse. Chanté d’abord à pleine voix, il s’insinue à l’orchestre dans lequel il circule durant la seconde phase du duo; au troisième acte, il revient encore, mais de voluptueux il s’est fait ironique, outrageant : c’est un soufflet après un baiser.

Quant à l’orchestration, nous ne finirions pas, si nous entreprenions de la louer selon tous ses mérites. Elle est simplement parfaite; oui, très simplement, sans préjudice d’une richesse et d’une souplesse incomparables. En elle, jamais d’encombrement ni de lourdeur ; elle flotte comme l’air, elle coule comme l’eau. M. Saint-Saëns joue de l’orchestre avec autant de précision, de fluidité, de délicatesse, qu’il joue du piano; mais de plus avec un moelleux, une plénitude douce que même sous ses doigts ne comporte pas le plus ingrat des instrumens. Avec M. Saint-Saëns, jamais de dissidence à craindre, jamais de fausses relations entre les trois grandes familles instrumentales : les cordes, les bois et les cuivres; le maître sait tous les secrets de leurs sympathies et de leurs répugnances. Non-seulement, il excelle à distribuer les groupes sonores, mais il connaît à fond les facultés expressives des timbres; une note de hautbois ou de cor, une envolée de harpes lui suffit pour indiquer un sentiment ou une sensation.

En somme, la partition de M. Saint-Saëns occupe une des toutes premières places dans notre musique contemporaine. Il n’est peut-être pas mauvais pour elle, sinon pour nous, qu’elle ait un peu et même beaucoup attendu. Elle prend ainsi d’emblée son rang définitif. Si aujourd’hui nous regardons un peu loin, à vingt ans en arrière, bien des œuvres s’effacent à l’horizon ; la nuit s’étend sur la plaine, et dans

  1. Notice sur Ascanio, par M. Charles Malherbe, 1 vol. ; Fischbacher, 1890.