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et moral que descriptif, de l’exotisme de pacotille, de cette couleur prétendue locale, aussi facile et commune aujourd’hui dans la littérature et l’art que sur les cheminées bourgeoises le bibelot d’Orient à bon marché. La nature pourtant a ici sa place et sa valeur : une valeur toujours dramatique en ce sens qu’elle s’ajoute à l’action et complète les personnages. Ainsi, au second acte, l’orage du ciel accompagne ce que nous n’oserions plus, avec Chateaubriand, appeler l’orage du cœur. Au premier acte, avant l’hymne d’actions de grâces des Hébreux, pour illuminer le ciel où va monter leur prière, une progression d’accords transparens et doux répand sur la campagne toutes les clartés et tous les sourires de l’aurore. Un peu plus loin, quelle douceur d’avril dans le chœur des jeunes Philistines ! Et ce premier air de Dalila, quel brise il apporte de la fraîche vallée où la courtisane promet au jeune homme qu’elle ira l’attendre à la chute du jour ! Elle s’éloigne sans quitter Samson des yeux, de ses yeux humides d’amour; le rythme qui règle sa perfide retraite s’amollit, s’égrène en triolets tremblans. La mélodie se retire, elle aussi, mais à regret, note par note, comme désireuse d’être retenue, et quand elle s’est évanouie, on croit respirer encore un parfum qu’elle aurait laissé derrière elle. Enfin, au second acte, entre les deux duos, après la sortie du prêtre, avant l’arrivée de Samson, tandis que Dalila, rêveuse et déjà impatiente, appuie son front au portique fleuri de sa demeure, écoutez l’orchestre. Écoutez-le encore un peu plus tard, quand il accompagne la seconde strophe d’amour : Ainsi qu’on voit des blés les épis onduler; il frissonne, j’allais dire il embaume comme la brise même d’Orient :


Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle,
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.


Plus on entend, plus on relit cette partition, plus elle paraît belle et complète. Autant que par la puissance elle s’impose par la clarté, par l’ordre, la méthode et la raison, et par là surtout elle est dès aujourd’hui classique. Quinze ans et plus n’en ont pas troublé les proportions harmonieuses, l’équilibre et cette belle ordonnance que les Grecs appelaient l’eurythmie. Œuvre classique, disons-nous, conçue dans l’esprit, écrite dans le style des maîtres d’autrefois, avec la même concision, la même fermeté, le même respect pour les deux grandes lois, trop oubliées aujourd’hui, du rythme et de la tonalité. On peut prendre au hasard une page, une phrase même de Samson, fût-ce la plus passionnée, la plus scénique : elle est fondée sur le roc; en elle rien ne porte à faux, rien ne flotte ou ne penche. Qui voudrait toucher du doigt le trait d’union entre l’art des grands classiques et celui d’un