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décor quelconque. Ils ne manquent pas à l’Opéra, les décors d’Orient, puisqu’on a mis des palmiers jusque dans Lucie de Lammermoor. La direction n’a donc pas l’excuse de l’économie.

Mais que sert de récriminer, de ranimer l’éternelle et inutile querelle? Au fond, y a-t-il même une querelle? Non, puisque le public continue d’aller à l’Opéra et les directeurs de l’administrer. Au lieu de Samson, de Lohengrin, d’Orphée, d’Alceste, des deux Iphigénie et d’Armide, de Fidélio, d’Euryanthe, des Troyens (je cite au hasard), on donne le Rêve, et il n’y a pas un abonné de moins. C’est donc que tout le monde est content, et nous avons mauvaise grâce à nous plaindre.

Samson et Dalila, disait-on naguère et l’autre jour encore, ce n’est pas du théâtre. — Alors, parce que M. Ritt a dirigé autrefois l’Ambigu, il n’y aura de théâtral que les mélos du boulevard. Il faudra chercher l’idéal du drame lyrique dans les feuilletons de Dumas père, subir éternellement les Guise et les Valois, Catherine de Médicis, les seigneurs en pourpoint, les dames de la cour, les conspirations et les cortèges; refaire à jamais la copie ou la caricature des chefs-d’œuvre que l’opéra historique a produits et qui l’ont momentanément usé. Quoi! ce n’est pas un drame, l’histoire de Samson? Aimer une Dalila, être livré par elle; avoir les yeux brûlés, tourner une meule et, dans une orgie, s’ensevelir avec ses ennemis sous les débris d’un temple qu’on a fait crouler de ses propres mains, tout cela n’arrive pourtant pas à tout le monde. Fallait-il donc que le librettiste fît plus encore et nous montrât les autres épisodes bibliques : le mariage de Samson (car il était marié) et l’étrange conduite de son beau-père (voir le récit de l’Écriture), et la mâchoire d’âne, et les trois cents renards attrapés par le juge d’Israël, attachés queue à queue avec une torche allumée entre deux et lâchés en cet appareil à travers la moisson des Philistins ?

Il est au contraire excellent, le livret de Samson, et supérieur à tous ceux qui furent depuis donnés à M. Saint-Saëns. L’auteur, un amateur, je crois, et en tout cas un inconnu, trouva du premier coup un de ces sujets qui, par la simplicité, la clarté, la brièveté, conviennent le mieux à la musique et lui ouvrent le champ le plus étendu. Ce qu’elle demande, la musique, on ne saurait trop le répéter, c’est beaucoup moins une intrigue qu’une action, et une action surtout intérieure, qui mette aux prises un petit groupe de personnages, un petit groupe de sentimens élémentaires, mais essentiels, de ceux qui font la substance de l’âme et, par conséquent, celle de l’art aussi. Il ne faut pas qu’ils soient nombreux, encore moins compliqués et subtils ; il suffit qu’ils soient profonds.

Voilà les conditions principales d’un bon livret. Il en est de secondaires, utiles encore, telles que la couleur locale. Les unes et les autres se rencontrent dans l’histoire de Samson, dans cet exemple, un des plus vieux et des plus pathétiques qui soient, de la trahison féminine.