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d’imagination, pour un artiste qui tenait à la fraîcheur des impressions et à l’indépendance des formes. Devant les exigences des ateliers florentins, l’art avait fini, sur les bords de l’Arno, par tomber dans l’afféterie ou l’extravagance, la terribîlità, comme disait Vasari. Il fallait à toute force étonner par la subtilité de l’invention, la fierté du dessin : les beautés pures et sans fard auraient risqué de passer pour banales. Aussi le maniérisme triomphait-il sur toute la ligne, avec Botticelli, avec Filippino Lippi, avec Pollajuolo. C’était à qui torturerait le plus sz style, à qui se montrerait le plus nerveux et le plus raffiné. On ne trouvait plus chez ces coteries d’artistes que recherches artificielles, que formules de convention ; l’esprit tenait lieu de convictions, et tout se réduisait à des calculs ou à de l’habileté technique ; personne, en un mot, ne savait plus se montrer simple, naturel et, par là, véritablement éloquent. À Milan, au contraire, les imaginations sont encore fraîches et fécondes : si l’on a moins de science, on a plus de sincérité. Quelle sève, quelle jeunesse dans les sculptures de la Chartreuse de Pavie, qui est à elle seule tout un monde ! Vienne un génie supérieur ; non-seulement il animera et fécondera ces germes, mais lui-même se retrempera dans ce milieu fortifiant. Pour me résumer, la tension d’esprit perpétuelle, qui était propre aux Florentins, cet effort raisonné et voulu, devaient engendrer une race de dessinateurs : pour faire des coloristes, il fallait, au contraire, le mol abandon, la grâce naïve, l’exquise suavité qui devaient trouver tant d’alimens au sein de la population milanaise. Il arrive un moment où l’expatriation devient une nécessité pour certains hommes prédestinés. Raphaël, resté dans l’Ombrie, n’aurait jamais été qu’un Pérugin d’un ordre supérieur ; comme lui, Michel-Ange dut demander à Rome d’imprimer à son génie un suprême essor. En ce qui concerne Léonard, les ressources immenses d’un grand état, l’éclat des fêtes, la fréquentation des hommes les plus distingués et surtout un esprit moins égalitaire et moins bourgeois qu’à Florence, achevèrent une évolution féconde entre toutes. À Florence, il fût devenu le premier des peintres ; à Milan, il devint quelque chose de plus : le grand poète et le grand penseur.

C’est à ce point de vue qu’il est exact de dire qu’il a beaucoup dû à sa nouvelle pairie.


EUGENE MUNTZ.