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nécessaires. » Il faut citer cette apostrophe dans le texte original : O mirabile giustitia di te primo motore ! Tu non hai voluto mancare a nessuna potentia l’ordine e qualità di suoi necessarii effetti[1].

Comment le Mécène et l’artiste se comprirent-ils? Comment ces deux esprits si déliés agirent-ils l’un sur l’autre et quelle influence cette pénétration réciproque exerça-t-elle sur l’art, sur la science, sur la philosophie, sur tant de hautes et fécondes disciplines incarnées dans Léonard de Vinci?

Leur tournure d’esprit à tous deux n’était pas sans offrir d’assez frappantes analogies : personne n’avait plus de subtilité que Ludovic, personne moins de décision ou de verve ; et ces tendances, il s’efforçait de les faire partager à ses interprètes. Que dis-je? il les leur imposait. Écoutons Paul Jove, le grave prélat-chroniqueur : « Ludovic avait fait représenter l’Italie, dans une des salles de son palais, sous les traits d’une reine accompagnée d’un écuyer maure (allusion à son teint, ou à sa devise) portant une escopette. Il pré- tendait montrer par cette allégorie qu’il était l’arbitre des destinées de la péninsule et qu’il avait reçu la mission de défendre son pays contre toute attaque. » Un exemplaire enluminé de l’Histoire de François Sforza, par J. Simonetta (imprimé à Milan en 1490), contient sur son frontispice une série d’allégories ou d’emblèmes non moins bizarres, du moins de prime abord. Pour les comprendre, il faut se rappeler que Ludovic entendait mettre l’art au service de sa politique. Au premier plan, sur les bords d’un lac, Jean Galéas et Ludovic, tous deux agenouillés, tous deux la main droite levée vers le ciel et semblant s’exhorter réciproquement; sur les flots, une femme debout sur un dauphin et tendant une voile; puis une nef avec un nègre (allusion au teint de Ludovic) au gouvernail et un jeune homme près du mât; dans les airs, saint Louis (Ludovicus) apparaissant aux deux nautoniers. Dans la bordure verticale, un mûrier, autre allusion au surnom du More, avec un tronc à forme humaine autour duquel s’enlace un rejeton qui se termine, lui aussi, par un corps et un visage d’homme. L’inscription : Dum vivis, tutus et lœtus vivo, gaude fili, protector tuus ero semper, proclame hautement les bienfaits de la tutelle exercée par le More sur son infortuné neveu.

Le choix d’une autre allégorie, subtile entre toutes, sculptée sur le buste de Béatrix d’Este, épouse du More, au musée du Louvre, — Deux mains tenant une nappe, d’où s’échappe à travers le tissu, pour retomber sur le calice d’une fleur, une poussière fécondante,

  1. Charles Ravaisson-Mollien, les Manuscrits de Léonard de Vinci, t. I, fol. 24.