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nombre de bestes qui illecques sont, et que chascun peult veoir à l’œuil, comme chevaulx, jumens, beufz, vaches, beufles, moutons, brebis, chièvres, aultres toutes bestes de telle nature avecques leurs faons, pouleins, veaulx, agneaulx et capris. Le lieu des Granges est proprement assis et situé au meillieu d’une grande prarie comprenant environ quatre lieues de tour en tout son circuit. Et en ceste prarie a plus de XXXIIII ruisseaulx de belle eaue vive courant par ce lieu tellement faict pour industrie qu’ilz servent à baigner et laver les bestes et pour arrouser toute la prairie. La cituation d’icelles Granges est en carré comme ung grant cloistre : et à l’entour au parc dedans sont estages tous chargés de foin sans les aultres biens qui y sont. Parmi la cour desdictes Granges a gouverneurs et capitaines qui régissent tout le dedans. Les estables y sont derrière comme grandes-croix. En ce lieu sont plusieurs serviteurs, femmes et familles. C’est assavoir les ungs pour estriler, penser et nestoyer les bestes ; les aultres pour tirer le laict ; et aussi sont les aultres gens pour le recevoir à la livre et le délivrer au maistre frommager, lequel en faict ces gros frommages que on dict frommages de Millau. Tout y est prins et délivré au poix. C’est assavoir le foin, le lait, le beurre et frommage, qui est une grande richesse et abondance de tous biens... »

Je demande pardon au lecteur d’insister sur de tels détails, en apparence si mesquins. Ils ont leur signification. Ne retrouve-t-on pas dans ces pesées de lait, etc., le besoin de précision qui caractérise la Renaissance, sa tendance à tout raisonner, et, disons le mot, l’esprit scientifique moderne !

L’activité de Ludovic était trop inquiète et trop dévorante pour permettre à d’autres Mécènes de s’affirmer à côté de lui. Ce ne fut pas, à coup sûr, son malheureux neveu le petit Jean-Galéas Sforza, faible d’esprit comme de corps, ni son épouse Isabelle d’Aragon, qui purent songer à entrer en lutte avec lui du fond de leur prison dorée de Pavie. Tout au plus le frère de Ludovic, le cardinal Ascagne Sforza (né en 1445, mort en 1505), put-il attacher son nom à quelques entreprises intéressantes. Cet Ascagne, personnage à la mine futée, si nous en jugeons par la médaille de Caradosso, était le plus insigne fauteur d’intrigues du temps : le digne frère du More, contre lequel il essaya pendant un temps de lutter, mais à la politique duquel il finit par prêter le concours le plus dévoué, on n’ose dire le plus loyal. D’ailleurs homme d’esprit et de goût, sachant à l’occasion faire preuve de libéralité. Poètes, historiens, peintres, sculpteurs, musiciens recherchaient sa faveur, à défaut de celle de son tout-puissant frère. Le musicien Florentius lui dédia son Liber Musices; le chroniqueur Corio, sa très intéressante