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cédait son propre appartement; au troisième, l’appartement occupé par Madonna Béatrice, par Jacopo Antiquario et d’autres personnages. Au sujet de l’ameublement de ces appartemens, le duc entre dans les détails les plus circonstanciés, indiquant les tapisseries, les garnitures de velours, les meubles qui doivent y prendre place, etc. Quant aux gentilshommes de la suite, ils seront logés dans les hôtelleries du Puits, de l’Étoile et de la Cloche.

Je me figure volontiers que certains croquis d’écuyers ou de pages, aujourd’hui conservés au château de Windsor, ont servi d’études pour les costumes que Léonard avait mission de dessiner à l’occasion de ces fêtes. Rien au monde n’approche de leur élégance, de leur souveraine distinction. Aux yeux de Léonard et de ses contemporains, ce n’étaient qu’improvisations destinées à briller un instant ; mais le privilège du génie les a fait vivre à travers les siècles et leur a permis d’apporter jusqu’à nous leur parfum de fraîcheur et de poésie.

Par une véritable grâce d’État, Ludovic, cet amateur délicat entre tous, pour qui rien n’était assez riche et qui eût pu rendre des points à n’importe quel empereur de Byzance, se transforme tout à coup en gentilhomme campagnard : aux raffinemens de la ville, à une civilisation savante et voluptueuse, il oppose par boutades les beautés d’une nature simple et sans fard; pour pendant au splendide château de Milan il donne les jardins, les pâturages, la ferme-modèle des Granges. N’est-ce pas dire, d’une part, que l’existence des princes italiens de la première Renaissance était merveilleusement comprise, et, d’autre part, qu’en Ludovic le More, l’homme était aussi bien équilibré que le souverain l’était peu! Mais examinons de plus près ces divertissemens qui alternaient avec l’appréciation des productions les plus délicates et les plus subtiles du pinceau de Léonard. A Pavie, les plaisirs de la chasse dominaient : « Le chasteau, nous raconte notre brave chroniqueur Robert Gaguin, est ung très beau lieu et qui pour lors estoit merveilleusement bien acoutré de tout ce que besoing estoit. Et joignant le chasteau est ung grand parc, clos et circuy ainsi que le bois de Vincennes. Il est bien fourny de maistairies et de bestes salvaiges, comme cerfz, biches, dains, beufz, beuffles, chevaulx et jumens, chevriaulx et austre bestial. Au bout du parc a une religion de l’ordre des Chatreux (sic) ; en laquelle a une belle église dont la plus part est faicte de marbre : et le portail tout de alebastre. »

A Vigevano et dans les environs, de chasseur, Ludovic devenait agronome. Le domaine des Granges, — c’est toujours Gaguin qui parle, — était « une place de moult grant estime pour le merveilleux