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c’est que le bassin de la mer Egée forme un système indivisible, et que la rive asiatique suivra toujours le sort de la rive européenne. La puissance appelée à régner sur le Bosphore devra donc combiner les deux civilisations : si elle est musulmane, elle adoptera l’outillage européen ; si elle est chrétienne, elle s’inspirera, dans le maniement des peuples, d’une bonne dose de philosophie musulmane. C’est, à mon avis, la plus grande chance de durée de l’empire ottoman. Car enfin, il est encore en possession des deux rives du Bosphore, et qui peut nier qu’il ne soit plus apte que tout autre à diriger les destinées de l’Islam ? Il satisfait donc à deux des conditions requises. Ses amis voudraient bien qu’il remplit la troisième, en prenant à l’Europe ses moyens d’action.

Quant à nous autres, Français, nous ne saurions demeurer, en Orient, les spectateurs impassibles de la chute ou de l’élévation des empires. La France possède, du côté du soleil levant, des traditions, des droits, une clientèle étendue. La première elle a pris les Turcs par la main, pour les introduire dans le concert des peuples. Par conséquent, rien de ce qui se passe aux Dardanelles ne saurait lui être étranger. Mais un conseil que le vrai politique ne manquerait pas de lui donner, c’est d’aborder les affaires d’Orient sans aucun système préconçu, de ne jamais abandonner sans compensation une position acquise, et, tout en restant fidèle à ses vieilles sympathies, d’éviter les manifestations intempestives. Rien de plus funeste, en politique, que la haine aveugle ou l’engouement irréfléchi. Que ne peut-on se faire entendre au milieu des bruits discordans de la presse, et parler à son pays, comme on ferait en présence d’un prince éclairé, sur le ton d’une ferme et respectueuse liberté ! Voici, ce me semble, en quels termes je rédigerais ma harangue :


Humble supplique au peuple souverain.

« Sire, vous êtes aujourd’hui le seul maître. Vous êtes assis sur le trône de Louis XIV dans la personne de votre Président, et vous dirigez ses conseils par l’entremise de vos ministres. Vous avez même vos flatteurs, qui vous répètent tous les jours que vous êtes infaillible. Sire, daignez imiter la réserve de vos illustres prédécesseurs, qui, même au sein des plaisirs ou gâtés par le succès, savaient cependant suivre en silence les affaires du dehors et garder le secret de l’État. Rappelez-vous que le plus effacé de ces monarques pouvait, à l’occasion, faire bonne mine à ses ennemis, et ne publiait point à son de trompe ses velléités d’alliance.