Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/399

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur leur dos, pour toute fortune, une pelle, une pioche, et une paire de bottes ; puis derrière ceux-là, d’autres hommes qui n’ont pas les mains calleuses : des personnages onctueux, habiles à manier les chiffres, les poches pleines d’argumens irrésistibles, et toujours prêts à obliger leur prochain pour de l’argent, jusqu’à l’heure où ils disent : la maison m’appartient, c’est à vous d’en sortir. — Donc, ces peuples, s’ils veulent rester libres, devront résolument se mettre en marche et nous emprunter nos outils. Quant à nos conceptions politiques ou même religieuses, elles ne sont pas faites à leur taille. Nous échouerons infailliblement, si nous ne respectons pas la diversité des croyances et des institutions, car elle a ses racines bien avant dans le cœur des peuples, et quoi qu’en disent les pédans, elle n’est point du tout incompatible avec un bon système de chemins vicinaux.

Ayant ainsi réglé mes comptes avec le philosophe, je serai plus à mon aise pour causer avec le politique. Je lui ferai avouer d’abord que son art est tout contingent ; qu’il ne peut prévoir, à vingt ans de distance, de quel côté seront ses sympathies ; que ses combinaisons, aussi variables que des sables mouvans, tournent autour d’un seul point fixe, à savoir l’intérêt de son pays. Sans doute, il reconnaîtra que les grandes révolutions des peuples dépassent presque toujours sa prévoyance, et que tout son talent consiste à peser chaque jour les forces en présence, pour les employer, s’il se peut, au service de la cause qu’il sert. Un tel homme, s’il est sage, se lance difficilement dans le champ des conjectures. — L’empire ottoman vivra-t-il ? — Peut-être. — Mais la Russie n’est-elle pas poussée par un courant invincible vers le Bosphore ? — Il se peut. — Alors vous croyez que l’Angleterre ne serait plus de force à lui barrer le chemin ? — C’est selon. — Que diriez-vous d’un partage de l’Asie-Mineure ? — Cela peut arriver. — Vous n’en obtiendrez pas davantage. Tout est bon pour lui, hormis ce qui traverse ses desseins particuliers.

Cependant ce jeu de la politique a ses lois, comme les autres. On ne peut pas prédire à coup sûr l’issue d’une partie d’échecs, mais on connaît la marche des pièces. Les joueurs expérimentés savent, par exemple, où mènent certains débuts de parties. Peut-être vous diront-ils que celle qui se joue en Orient a été le plus souvent mal engagée ; que la péninsule est un mauvais chemin pour aller à Constantinople ; que c’est un véritable guêpier, une chambre sonore, où le moindre bruit met en éveil les mille grelots du télégraphe. Quelques-uns soutiendront même que la partie décisive s’engagera plutôt en Asie, par l’Arménie et Trébizonde.

Une autre vérité que l’expérience a démontrée surabondamment,