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ainsi des conquêtes aux deux extrémités de la civilisation : d’une part, il jette ses filets dans les antiques réservoirs d’hommes, tels que la Chine et les Indes, où la patrie n’a jamais eu de contours très précis ; c’est alors, pour quelques peuplades remuantes, un dérivatif contre l’esprit de caste ou le mandarinat, tandis que nos fonctionnaires leur paraissent des mandarins sans queue ; — D’autre part, il groupe les tribus mobiles pour lesquelles notre vie réglée, laborieuse et sédentaire ressemble fort à l’esclavage : l’Islam les embrasse sans les étouffer en leur ouvrant les portes d’une cité qui n’a point de murailles.

Sachons dépouiller l’Européen. Toutes les âmes ne sont pas coulées dans le même moule. Cela paraît dur aux disciples de Rousseau, mais il faut en prendre son parti. L’état moderne atteint peut-être le point culminant de sa carrière. Il est, pour nous, l’instrument nécessaire du progrès. Mais rien ne prouve que les hommes n’inventeront pas plus tard une forme de société plus souple et mieux appropriée au génie des autres continens. Déjà l’esprit de nos hommes politiques s’élargit. On rencontre moins souvent, parmi eux, de ces fervens apôtres qui établiraient demain le suffrage universel sur les bords du Nil ou de l’Euphrate. La plupart commencent à comprendre ces situations mal définies qu’on appelle des influences ou des protectorats ; ils démêlent ces nuances dans la domination qui forment, depuis les Romains, le régime normal du vieux monde. Ils admettent qu’il faut conduire ces peuples par des ressorts à peine visibles et les tenir suspendus aux liens légers, mais tenaces, des croyances et des mœurs. On se ferait écouter dans une chambre française si l’on venait soutenir qu’il faut respecter l’Islam au lieu de le combattre : l’avenir est peut-être à la puissance d’Europe qui saura le mieux tirer parti de cette formidable association dont les membres, répandus sur le globe, se prosternent trois fois par jour, en tournant des mains suppliantes vers La Mecque.

En résumé, voici ce qu’on peut augurer du mélange des deux mondes : nos ingénieurs et nos savans feront certainement la conquête de l’Asie. Cela est aussi évident qu’un théorème de géométrie. Les chemins de fer ont une force de persuasion qui manque parfois aux diplomates. Il faut, comme disent les bonnes gens, que l’ouvrage se fasse. On ne peut pas vivre éternellement avec des sentiers de dromadaires et des ports ensablés. Les peuples asiatiques feront bien de se hâter, s’ils veulent recueillir eux-mêmes les bénéfices de l’opération ; autrement ils verront fondre sur eux, non pas les hordes de Gengis-Khan, mais des nuées de ces ouvriers d’Europe, laborieux et patiens, qui entrent à petit bruit, portant