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que des frontières flottantes. Le nom même d’État ne leur convient pas : ce sont des empires, au sens asiatique du mot, c’est-à-dire de vagues dominations dont on n’aurait jamais bien connu les limites si les peuples chrétiens n’étaient survenus pour les fixer. Livrés à eux-mêmes, les musulmans étendent leur puissance aussi loin que leur cheval peut les porter. Dans leurs querelles intestines, ils se sont disputé le khalifat, qui conférait le pouvoir suprême ; ils ont eu des schismes religieux : rarement les a-t-on vus s’attarder dans les procès de mur mitoyen.

On peut donc dire qu’un musulman n’a point de patrie, au moins selon la formule européenne. Sa patrie, c’est l’Islam, de même que son code est le Coran. Il nous est permis de préférer la nôtre ; mais vous ne pouvez nier que sa conception ne soit tout aussi belle et beaucoup moins étroite. Ce n’est point le propre d’une âme vulgaire que de se réfugier dans une cité idéale dont on peut dire, comme de l’univers, qu’elle a son centre partout, sa circonférence nulle part ; et ce n’est pas le fait d’un petit esprit, que de représenter la patrie par un symbole, indépendant des changemens de frontières et supérieur à la durée des établissemens périssables. Voilà cet asile inviolable, d’où le musulman, même vaincu, méprise encore son vainqueur. Que lui importent quelques tas de poussière, quelques villages de plus ou de moins ? Ce nomade prend son point d’appui plus haut que votre éternité d’un jour. Il se sent chez lui partout où les cieux déploient sur sa tête leur immense tabernacle. De là, son incomparable résignation. Nul peuple n’a mieux supporté la défaite. Enlevez-lui son champ, sa maison, son troupeau : vous n’atteignez pas son âme. Il s’inclinera devant votre force passagère, et prendra son bâton pour aller à La Mecque. Vous pourrez englober sa tribu dans vos frontières, mais vous ne romprez pas ses liens avec la franc-maçonnerie musulmane qui étend son réseau sur l’Afrique et sur l’Asie.

Cet idéal convient encore, mieux que le nôtre, aux trois quarts de l’humanité, qui ne considère pas comme le bonheur parfait de vivre parqué dans nos boîtes à compartimens. N’avons-nous pas sous les yeux, dans l’histoire du peuple juif, un exemple mémorable de cette espèce de patrie errante qui porte ses dieux lares avec elle ? N’est-ce point le signe de races plus flexibles, et même plus idéalistes, au moins dans le domaine politique ? De même aujourd’hui, beaucoup de peuples, pour des raisons diverses, envisagent avec plus de terreur que de sympathie la grosse et pesante machine de l’état moderne, avec son budget, ses impôts, son administration tracassière, et ils inclinent de préférence vers une civilisation plus simple, qui repousse les distinctions subtiles. L’Islam fait