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Tel est le faible aperçu du programme tracé par l’Europe à l’empire ottoman. Si encore on s’était attaché à quelque grosse question, les finances ou l’administration, par exemple : après tout, un état peut vivre sans être pourvu de tous les organes dont nous aimons à parer le type idéal d’un gouvernement. Mais non : dans l’espace d’une trentaine d’années, de 1840 à 1876, on a touché à tout, remué tout et tout essayé : depuis la déclaration des droits de l’homme, qui s’appelle là-bas la charte de Gulhané, jusqu’à la vie parlementaire, dont la convocation des notables à Constantinople a fourni le plus surprenant épisode. L’Europe était pressée : il fallait la satisfaire, coûte que coûte, ou du moins lui fermer la bouche ; organiser des tribunaux sans avoir des juges ; régulariser l’impôt avant de former des financiers, mais en maintenant les exemptions de taxes pour les protégés des puissances ; décréter l’égalité des droits avant d’avoir vaincu les préjugés de race ; recourir aux emprunts avant de connaître ses revenus ; escompter l’avenir sans être sûr du présent. C’est une course à perdre haleine : — « Pour Dieu, messieurs, disait Aali-Pacha, l’un des hommes les plus remarquables de la Turquie contemporaine, pas si vite ! laissez-nous respirer ! Que nous puissions nous reconnaître ! Songez, par pitié, que notre vitesse est limitée par la nécessité de ne pas faire éclater les chaudières ! Notre métamorphose doit être ménagée, graduelle, intérieure, et non point accomplie par coups de foudre ! » — Vaine prière : l’impérieux ami n’écoute pas : l’opération est nécessaire, on la fera quand même, dût le malade en crever.

Je n’entreprendrai pas de décrire ces tentatives : ce serait faire toute l’histoire de l’Europe depuis cinquante ans. Je rappellerai seulement les principales phases et le dénoûment.

Jusqu’à la guerre de Crimée, on y mettait encore des formes. Le public, distrait par d’autres préoccupations, ne s’intéressait guère aux affaires d’Orient. Les cabinets étaient à peu près seuls à tenir le fil des intrigues, et leurs velléités réformatrices étaient contenues par un certain sens politique. Cependant, quelques puissances prenaient dès lors un ton qui ne rendait pas la vie facile aux ministres ottomans. On a gardé le souvenir de l’espèce de dictature que lord Stratford de Redcliffe exerça jusqu’en 1854. Avec l’aide de ses consuls, il avait organisé une espèce de contre-gouvernement qui contrôlait, dans les provinces, la conduite des pachas. Le mot d’ordre était de sauver les Osmanlis malgré eux. Lord Stratford écrivait à ses agens, le 20 novembre 1854 : — « Le gouvernement turc vient de rendre une ordonnance contre les actes de violence malheureusement familiers à des fonctionnaires habitués au vol et au meurtre. Dans l’exécution de ce décret, les