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et pansant de leurs mains les plaies cruelles qu’elles viennent de faire ; bien plus, le gourmandant de sa faiblesse et l’accusant de ne pas savoir marcher quand on vient de lui couper les deux jambes ; le tout parce qu’on craint de voir hériter l’Egypte, cette servante-maîtresse, et que derrière l’Egypte on entrevoit la France !

Les États sont bien heureux : le ridicule ne les atteint pas. La grandeur de la scène, la taille des acteurs, les passions patriotiques ne nous permettent pas de saisir au vol ces contrastes bizarres et ces changemens de physionomie qui nous divertissent dans la vie privée. Mais s’il existe quelque part des êtres assez bien doués pour embrasser les ensembles et assez désœuvrés pour suivre le jeu des affaires humaines, j’imagine que toute cette intrigue dut leur paraître une comédie de haute saveur, dans le goût du Légataire universel.

Du reste, on croyait alors, ou l’on feignait de croire à l’efficacité des remèdes, pourvu qu’ils fussent administrés sans arrière-pensée. L’économiste Blanqui écrit en 1841 : « Je suis persuadé que, si la diplomatie européenne intimait aux Turcs ses vues en termes bienveillans et fermes, elle obtiendrait en faveur des chrétiens d’Orient des améliorations qui se feront longtemps attendre, grâce à la politique de jalousie et de taquinerie qui prévaut à Constantinople. »

Ce n’est pourtant pas une mince entreprise que de mûrir de pareilles réformes au milieu d’alarmes continuelles. On demandait à la Turquie de résumer en vingt ans quatorze ou quinze siècles de notre histoire. Pour arriver au point où nous sommes, par quels détours nos ancêtres ont-ils passé ! que de tâtonnemens ! que d’efforts ! que de luttes et que de sang répandu ! Il a fallu d’abord effacer toute différence confessionnelle entre vainqueurs et vaincus : c’est l’œuvre de Clovis et de Charlemagne ; — puis susciter une classe moyenne : cela commence avec les communes jurées, vers le temps de Louis le Gros ; — puis créer une tradition administrative et des hommes capables de la maintenir : ce fut l’objet constant des efforts de Philippe le Bel, de Charles V, de Charles VII, de Louis XI et de ses successeurs ; — puis affranchir l’État de l’Église : cela prend à peine une dizaine de siècles, en attendant que la lutte recommence pour affranchir l’Église de l’État ; — puis organiser les finances : les premières lueurs de notre science financière ne remontent pas au-delà de Colbert ; — puis fonder le crédit public : il commence à poindre chez nous dans les premières années du XVIIIe siècle ; — que sais-je encore ? Faire disparaître les dernières traces du servage ; mettre tous les citoyens sur un pied d’égalité ; définir et limiter le pouvoir ; organiser la représentation nationale : c’est l’œuvre de la révolution française, sur laquelle nous ne sommes même pas d’accord.