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son chemin en suivant les carcasses des pendus. Il a pratiqué une large trouée dans le fouillis des institutions féodales qui paralysaient l’empire, et il l’a sauvé d’une entière dissolution, dans le temps même où des malheurs immérités le frappaient coup sur coup : c’étaient la Serbie, la Grèce perdues sans retour ; sa flotte détruite à Navarin, les Russes aux portes de Constantinople ; puis bientôt cette guerre funeste avec l’Egypte qui le forçait d’accepter, contre un musulman, le secours humiliant des chrétiens. Son long règne n’est qu’une suite de disgrâces qui ne font pas fléchir un instant son indomptable fermeté.

Il a fait plus : seul contre tout un peuple, et je dirais contre lui-même, il a vaincu le préjugé musulman et fait tomber les barrières qui le séparaient de l’Europe. On lui oppose Pierre le Grand : mais combien sa tâche était plus difficile ! Le chef de l’Islam peut-il courir le monde et s’instruire à l’école des nations civilisées ? Se fera-t-il charpentier, canonnier, architecte, ingénieur ? Les lois de l’empire et sa religion l’enchaînent à Constantinople. Pourra-t-il, du moins, appeler l’Europe à lui ? Le plus souvent, quand il demande des instructeurs, il n’obtient que des aventuriers, « qui seraient à peine de mauvais écoliers chez eux. » Il faut avoir des créanciers à ses trousses pour se jeter tête baissée dans cette ingrate carrière. Une seule fois, le hasard mit sur son passage un homme extraordinaire, qui s’ignorait lui-même : c’était M. de Moltke. Ce jeune officier danois, qui n’avait point encore été touché de la grâce prussienne, rêvait peut-être, comme Bonaparte, son expédition d’Egypte, non pas en demi-dieu, dans le rayonnement d’une apothéose, mais dans ce rôle subalterne qui semble convenir à cet esprit modeste et réfléchi : type étrange de conquérant qui, bien différent de César, aime mieux être le second à Rome que le premier chez lui ! Il vint donc offrir son épée au Sultan. Dieu sait quels événemens seraient sortis du concours de ces deux volontés, si seulement elles avaient pu se rencontrer. Ni le soldat de fortune n’était inférieur à la tâche, ni le souverain n’était indigne de le comprendre. Mais la différence de langue et l’étiquette mettaient entre eux un abîme. Rien ne montre mieux la terrible solitude qui pèse sur les conseils du Sultan que le récit des deux ou trois audiences données à M. de Moltke. Le monarque est trop lier pour interroger. L’officier correct est trop réservé pour forcer la consigne. On se contente d’échanger des saluts et des rubans. Ces deux hommes se sont manques, comme on passe souvent dans la rue à côté de son bonheur sans le connaître. M. de Moltke eut le titre assez vain de conseiller militaire. Dépourvu d’autorité réelle, il dut assister les bras croisés aux bévues lamentables des généraux turcs, et notre futur vainqueur vit son