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et l’athée comme le croyant. Mais précisément parce que « religion de la nature », cela ne veut rien dire de précis et parce qu’on peut verser tous les vins, tour à tour, dans une même coupe, les romantiques anglais, s’emparant de cette formule, y mirent leurs aspirations propres, qui n’étaient ni celles d’un Diderot, cela est clair, ni même celles d’un Chateaubriand. Car la nature, au fond, n’est qu’un prolongement du « moi. » Nous croyons voir un ciel, des nuées, des montagnes ou des étoiles, mais ce n’est que l’ombre de nos pensées qui se projette sur un horizon idéal, qui s’y détache et qui nous leurre. Suivant la formule platonicienne de Coleridge, « tout ce qui frappe nos sens, je le considère comme un symbole, comme un seul et grand alphabet pour des esprits enfantins, et nous sommes placés dans ce bas monde, le dos tourné à la brillante réalité, afin que notre jeune intelligence puisse, sans blessure, connaître la substance d’avec son ombre. » Que croirons-nous donc, si cela est ainsi? Esclaves enchaînés dans cette caverne, que penserons-nous des fantômes que nous voyons défiler sur ce mur? Admettrons-nous que « la nature est un seul et même esprit, renfermant dans son sein des myriades de consciences, qui toutes font évoluer le dieu éternel?» Soupçonnerons-nous que « peut-être la nature animée n’est qu’une série de harpes organisées, de formes diverses, dont le tremblement se transforme en pensée quand passe sur elles le souffle plastique et infini de l’esprit, qui est à la fois l’âme de chaque chose et le dieu de toutes? » Serons-nous mystiques à ce point? ou, incapables de goûter les rêveries, admettrons-nous, avec M. Brandl, que « la logique de Coleridge était assez lâche » et qu’il avait « une tendance à se servir, pour penser, de son imagination plutôt que de son intelligence? » c’est à chacun de consulter ses goûts : car on ne discute pas les mystiques. Mais ce qu’il faut montrer, c’est à quel point une conception aussi flottante du monde et une aptitude aussi surprenante à saisir l’insaisissable peuvent modifier l’idée de la morale et celle de la poésie.

Dans un remarquable Essai sur le christianisme, Shelley écrivait un jour : « Nous vivons, nous nous mouvons, nous pensons; mais nous ne sommes pas les auteurs de notre être. Nous ne sommes pas les maîtres de notre nature complexe. Nous ne disposons ni de nos imaginations ni des états de notre âme. Il y a un Pouvoir qui nous environne, semblable à l’atmosphère qui entoure la lyre immobile, et dont le souffle fait vibrer nos cordes silencieuses... Jésus-Christ affirme qu’un être pur et doux ne manque jamais, à chaque pensée, de sentir, présentes en lui, les bienfaisantes et invisibles énergies qui l’entourent... Tout homme qui est libre de la souillure de la volupté et de la débauche peut s’en aller