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seulement des rêveries ou des rimes, mais encore un reflet de cette flamme intérieure que les savans poursuivent en vain et qu’il n’est donné qu’aux artistes d’entrevoir, le « moi » de l’homme.

On pressent à quel point une vue aussi ambitieuse a modifié le rôle du poète. Malherbe comparait simplement l’importance du faiseur de vers à celle du joueur de quilles. Coleridge éleva la dignité de la poésie jusqu’à l’apostolat: « Le poète n’est pas seulement l’homme qui doit résoudre le problème de l’univers : il est encore celui qui sent où ce problème n’est pas résolu. » Il unira toute la subtilité du penseur à toute la candeur de l’enfant. Il saura se retrouver dans les labyrinthes de la métaphysique la plus ardue, tout en gardant intacte la jeunesse de sa pensée. Il se persuadera que rien ne se touche de plus près que la religion et la poésie : « Le plus grand point de ressemblance qu’il y ait entre elles est que toutes deux se proposent le perfectionnement indéfini de notre nature. » Nos romantiques français ont bien dit quelque chose d’analogue, et Chateaubriand ne s’est pas fait faute de prouver, dans un chapitre du Génie du Christianisme, « que l’incrédulité est la principale cause de la décadence du goût et du génie. » Mais ils n’ont jamais si ouvertement affiché la prétention de moraliser que Wordsworth, disciple et ami de Coleridge, l’a fait dans une de ses préfaces : « Le poète est le rocher qui défend la nature humaine : il en est le soutien et le sauveur, qui porte en tout lieu avec lui l’affection et l’amour... Par la passion et par la science, le poète unit tout le vaste empire de la société humaine, aussi loin qu’il s’étend, et sur la terre, et dans le temps. » Cela est proprement anglais, et peut passer pour un trait de race.

Ce qui n’est guère moins anglais, c’est « l’ésotérisme » auquel cette doctrine a, par la suite, abouti. Par un contraste curieux, et pourtant bien explicable, plus l’importance du poète grandissait, plus il se confinait dans un petit cercle d’idées et dans un étroit cénacle de lecteurs. Si la poésie anglaise moderne s’est complu dans l’étude des recoins de l’âme, des bizarreries de la pensée et des exceptions du sentiment; si le goût d’une certaine psychologie morbide est allé se développant ; si Dante Gabriel Rossetti a écrit la Damoiselle bénie et Robert Browning certains morceaux de ses Dramatis personœ, qui faut-il en accuser, ou en féliciter, si ce n’est celui que Shelley nommait «le psychologue à l’âme subtile? » A force de se replier sur soi-même, de s’écouter et de se regarder vivre, de noter précieusement toutes les manifestations, même les plus légères, de la vie intérieure, de cultiver enfin, comme on cultive quelque plante exotique, une idée solidaire et maladive, on en vient, par une conséquence naturelle, à une sorte de dilettantisme spécial, qu’on appellerait assez justement «l’alchimie des