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attend notre race, il y aura toujours dans ces conjectures, un des élémens du problème qu’on aura négligé, — parce qu’il est insaisissable et qu’il n’y a de science que du général, — et cet élément, ce sera le « moi. »

Rechercher, comme l’avaient fait les classiques, ce qu’il y a de plus général en l’homme, c’était donc, au fond, insister surtout sur le côté social de notre nature et le mettre en pleine lumière ; c’était peindre la communauté humaine, telle qu’elle s’agite et se démène sous nos yeux. L’Andromaque de Racine, le Cid de Corneille, le Satan de Milton, le Volpone de Ben Jonson, autant de généralisations, autant d’abstractions, autant de résumés de mille observations et expériences. Mais le Manfred de Byron? mais l’Alastor de Shelley? mais l’Olympio de Victor Hugo? qu’est-ce donc qui les distingue, sinon qu’ils ne ressemblent et ne veulent ressembler à personne, qu’ils ont ou prétendent avoir leurs sentimens, leurs idées, leur morale, et qu’ils se soucient par-dessus tout de leur destinée? Tous, ils gémissent d’être enfermés dans ce monde trop étroit; tous, ils prétendent à une destinée plus noble; tous, ils se désintéressent du présent et se réfugient avec angoisse dans l’avenir. Le triomphe du poète sera donc de nous offrir, suivant l’expression un peu nuageuse de Coleridge, « non pas une simple image, mais un sentiment sublime de l’inimaginable. » Les mots ne peuvent tout dire ; même ils ne peuvent exprimer que ce qu’il y a de plus grossier et de moins parfait en nous, car qui dit langage dit abstraction, et abstraire, c’est généraliser. Donc nous n’exprimerons jamais ce qu’il y a de plus précieux en nous-mêmes; jamais nous ne forcerons la porte du sanctuaire intime, jamais nous ne révélerons notre « moi. » Tout ce que nous pouvons faire, c’est de soulever un coin du voile, c’est de laisser filtrer une lueur de la lampe mystérieuse ; c’est, en un mot, de « suggérer » nos idées et nos sentimens, expérience toujours hasardeuse et attente souvent trompée ; car ou nous risquons de rester incompris, ou nous n’éveillerons d’écho que dans de rares âmes semblables à la nôtre. Mais, pour hasardeuse qu’elle soit, l’expérience vaut pourtant qu’on la tente ; car il n’y va pas d’un simple jeu de l’imagination, mais bien de nos intérêts les plus élevés, en même temps que les plus graves. « La poésie est la fleur et le parfum de tout le savoir humain, de toutes les pensées humaines, de toutes les passions, de toutes les émotions, de tout le langage de l’homme, » et « aucun homme n’a encore été un grand poète sans être du même coup un grand philosophe. » Ne disons donc pas : qu’importe, après tout, que la Gelée de minuit ou que Lewti fasse, ou non, les délices d’un cercle d’initiés? Peinons plutôt pour comprendre les poètes, sûrs que nous sommes d’y trouver, non pas