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SACRIFIÉS.

étaient arrêtés avec délices au point que, dans leur souvenir, leur rêve prenait les proportions d’une réalité.

Mireille revenait surtout à cette étrange Camargue, pétrie du limon d’un fleuve, où maintes fois elle avait accompagné son père, qui y possédait une chasse dans le they de Roustan, cette île extrême, sertie entre le vieux et le grand Rhône, la dernière conquise sur la mer.

Combien elle aimait à évoquer ces voyages, l’embarquement au quai de la Joliette, les ports dans toute l’intensité de leur mouvement et de leur vie, les sifflemens des vapeurs, le halètement des machines, le martèlement des grues et les pesans chalands s’abouchant avec les lourds camions pour échanger les produits du monde entier ; puis, au-dessus de la clameur montante du travail humain, les envolées de prières des cloches de la cité phocéenne criant à pleine voix à tous ces navires rassemblés de tous les coins du globe la catholicité de la terre de France.

Et l’on partait ; et, à mesure qu’on s’éloignait, tout se fondait à l’horizon : la ceinture de montagnes dans le bleu infini ; les hauts quartiers, découpés tout blancs, dans les clartés matinales ; la ville basse, dans la brume fumeuse de ses innombrables fabriques. Seuls, planant sur l’ensemble déjà noyé, les clochetons de la cathédrale byzantine émergeaient encore quelque temps comme des récifs d’or sur une mer floconneuse.

Quand la ville avait fui, les regards s’intéressaient à la côte rocheuse, dentelée de caps, avec son air de vieille enceinte moyen âge, et voilà que tout à coup cette côte de blocs entassés vers le ciel s’aplatissait, s’enfonçait dans la mer, et la tour Saint-Louis apparaissait avec ses cases blanches, ses bouquets sombres de hauts micocouliers, comme une cité coloniale fraîchement éclose, pimpante dans sa nouveauté, avec des coquetteries de jeune ambitieuse qui a sa fortune à faire.

Ensuite Mireille racontait la descente, en barque, du Rhône jaunâtre et écumeux, roulant presque des vagues, avec l’importance d’un fleuve fier d’atteindre à la mer. Et à côté de ce maître impérieux, la terre assujettie à ses caprices, très basse, très humble, poussant son herbe rase, ses salicornes et ses tamarix jusque contre le flot qui les dévorera en un jour de colère. L’homme a disparu ; cependant, dans l’onde, sur terre et dans l’air, c’est une vie intense.

Un troupeau de cavales sauvages s’abreuve aux eaux tumultueuses et toutes, encolure et jarrets tendus, aspirent le vent qui souffle tantôt des grandes Alpes, tantôt de la large mer, vent des hautes altitudes et des espaces sans bornes, vent de liberté qu’elles