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n’a rien que de logique : à ceux qui ne se sentent ni le goût ni le moyen de prendre la réalité corps à corps, le monde des rêves offre le plus sûr et le meilleur asile, sans compter que, pour lui, le surnaturel fut toujours matière de foi : il y croyait aussi naturellement que d’autres croient en la raison, et il lui arriva de se brouiller avec son ami Wordsworth, parce que celui-ci ne prenait pas au sérieux quelques légendes qu’il lui contait. Aussi, quand, en 1796, il eut fait la connaissance de ce compagnon de sa vie littéraire, dont le nom ne peut ni ne doit être séparé du sien, et qu’ils projetèrent de publier ensemble un recueil de poèmes, Coleridge se hâta d’y insérer le chef-d’œuvre de la poésie fantastique. Le recueil, qui parut en 1798 et dont on peut dire que date la poésie anglaise moderne, se nomme les Lyrical Ballads ; le chef-d’œuvre est la Chanson du vieux marin qui forme la première pièce du recueil.

Cela se passe on ne sait où ni quand, mais plus vraisemblablement au moyen âge.

Au seuil d’une salle de fête, où se célèbre une noce, un vieux marin, « à l’œil perçant, » arrête un jeune homme; il pose sur son épaule sa main décharnée; l’adolescent, effrayé, veut fuir ce fantôme; mais le "vieux marin a un charme dans le regard, et, vaincu par ce charme, l’adolescent écoutera, bien malgré lui, l’étrange histoire que voici.

Un vaisseau, ayant quitté jadis le port, fut surpris par une tempête qui l’entraîna vers le pôle sud, dans une mer inconnue où des brouillards éternels couvraient des glaces éternelles ; toujours le vaisseau allait, dit le vieux marin, « semblable à un homme qu’on poursuit de cris et de coups et qui, toujours foulant l’ombre de son ennemi, penche la tête en avant » :


Et maintenant vinrent ensemble brouillard et neige, — et il fit un froid merveilleux : — et de la glace, à hauteur de mâts, s’en vint flotter, — aussi verte que l’émeraude...

La glace était ici, la glace était là, — la glace était tout autour; — elle craquait et grondait, et mugissait, et hurlait; — Tels les bruits qu’entend celui qui tombe en faiblesse.

Enfin passa un albatros; — il vint à travers le brouillard; — Comme si c’eut été une âme chrétienne, — nous le saluâmes au nom de Dieu.

Il mangea une nourriture qu’il n’avait jamais mangée,— et tout alentour il vola. — La glace se fendit avec un bruit de tonnerre; — le pilote nous guida à travers les blocs.

Et un bon vent du sud se leva derrière nous; — l’albatros suivait, — et chaque jour, soit pour manger, soit pour jouer, — il répondait à l’appel des matelots.