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ordre[1]. On peut dire qu’il a passé les deux tiers de sa vie à raconter le premiers tiers, où encore il n’avait guère fait que se préparer aux deux derniers. Plus que personne, il a été l’esclave de son « moi. » Il n’en est jamais sorti. Poète ou philosophe, il n’a fait que noter des impressions. C’est pourquoi il faut avoir le courage de se dépêtrer de ces confidences interminables de la Biographia literaria et de ces insignifians Propos de table, qu’on a recueillis après sa mort, sans compter les souvenirs de sa famille et de ses amis. On nous répète qu’il est très complexe. Il est seulement très subtil, ce qui est différent, et quelquefois il est obscur, parce qu’il ne sait ce qu’il veut dire et ne voit pas clair dans son propre esprit. Quand Mme de Staël le vit, elle fut frappée de trouver ce causeur fameux incapable de dialogue : sa conversation, image de son esprit, était un monologue continu. C’est qu’il suivait son idée, et, au fond, il n’en a jamais eu qu’une, toujours la même : c’est que la vie est un grand mystère, et que la raison humaine est une pauvre faculté, soit qu’elle s’en prenne à la théologie, soit qu’elle tente plus simplement de construire une esthétique. Toute son originalité est d’avoir faite très grande, — et sans en convenir toujours, — la part de l’inconnaissable. Ce qu’il était à Christ’s Hospital, un rêveur et un suiveur de feux follets, il l’est resté toute sa vie ; et cela nous a valu deux ou trois poèmes admirables, quelques pages éloquentes et plusieurs volumes de fatras.

Il commença par être, avec beaucoup de ses contemporains, un mystique révolutionnaire. Nous l’avons vu se révoltant, au nom du sens intime, contre l’église établie. Il se révoltera de même, et sans se prévaloir d’une autre autorité, contre la forme du gouvernement, contre la morale courante, contre la poétique classique et contre la philosophie du XVIIIe siècle. Quand la révolution de 1789 éclata, il fut saisi d’un enthousiasme indescriptible. La prise de la Bastille donnait un corps à ses rêveries. Tout Christ’s Hospital fut en joie. À Cambridge, le vice-chancelier déclara publiquement que cet événement était « un sujet de triomphe et de félicitations. » Coleridge écrivit une ode enflammée. Autour de lui le mouvement se propageait. L’enthousiasme gagnait les gens de lettres. Bientôt Burns, du fond de son Écosse, enverra de l’argent au gouvernement français

  1. Ses ouvrages comprennent : 1o d’assez nombreuses poésies lyriques, écrites, la plupart, pendant sa jeunesse ; 2o trois drames : la Chute de Robespierre, le Remords, Zapolya ; 3o des recueils de conférences politiques, religieuses ou littéraires et d’articles de journaux : Conciones ad populum, Sermons laïques, l’Ami, etc. ; 4o une autobiographie : Biographia literaria, publiée en 1817, des Propos de table, publiés après sa mort, etc. Il n’y a point d’édition complète de ses œuvres, et le British Muséum renferme encore des papiers inédits.