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sans savoir exactement ce qu’ils risquent et ce qu’ils ont chance de gagner, et la condition aléatoire du pari, c’est ce qu’il y a d’indéterminé pour l’intelligence humaine dans l’essence du divin. L’existence du divin est certaine, mais l’essence en est très incomplètement connue, car l’intelligence n’en conçoit que la nécessité et des attributs abstraits comparables à des cadres vides.

Dans le pari de Pascal, c’est tout le contraire : le parieur doute si Dieu existe, mais s’il existe, il sait quelle est son essence avec une entière précision, car elle est constituée à son image avec un grandissement infini et l’élimination de sa malice, dévolue à l’essence du diable, dont la sienne participe également. Ce renversement des conditions dans les deux paris forcés y introduit des différences capitales. Dans le pari de Pascal, la condition aléatoire offre des chances égales de gain et de perte ; le calcul des probabilités, à cet égard, est aussi simple que possible. Le parieur n’a qu’à évaluer les avantages et les désavantages du choix entre les deux éventualités également probables. Dans le second pari, la discussion se complique : il faut d’abord établir la condition aléatoire elle-même. Le parieur doit examiner et préciser le plus possible le peu qu’il connaît du divin et de ses relations avec lui, car il laissera d’autant moins au hasard qu’il éclaircira davantage la signification des voix de la conscience morale et des émotions esthétiques. Moins il doutera qu’elles soient objectives, c’est-à-dire révélatrices du divin, plus se restreindra pour lui la condition aléatoire du pari. Il ne limite pas d’avance, ainsi que le fait le parieur de Pascal, l’usage de sa raison au seul calcul des valeurs qu’il expose et de celles qu’il peut gagner ; comme il se sent en communication avec le divin par ses penchans moraux et ses aspirations, il emploie sa raison à en discuter l’objectivité pour mesurer la foi qu’il y doit accorder. L’opinion plus ou moins précise qu’il se forme à cet égard rend, à ses yeux, plus ou moins aléatoire la condition du pari ; ses chances de gagner ou de perdre varient selon le degré de probabilité de cette opinion qui motivera son choix. Mis en demeure d’agir avant d’avoir pu fixer avec certitude les règles de sa conduite, il est bien obligé de renoncer à l’examen complet de la condition aléatoire, mais il trouve déjà dans la révélation spontanée et dans la critique, si imparfaite soit-elle, qu’il en a pu faire, de quoi influer utilement sur son choix. Il n’est pas contraint d’agir comme s’il croyait à ce dont il doute; il agit dans le sens de l’opinion qu’il s’est faite et dont la probabilité à ses yeux suffit à ne pas mettre en désaccord sa conduite avec sa pensée, tandis que le parieur de Pascal agit tout d’abord en chrétien qui croirait à l’existence de Dieu, bien qu’il en doute absolument. Le premier cherche avec désespoir la vérité ; le second ne s’en soucie pas, il se résigne à ne rien savoir