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qu’ils jouent forcément une terrible partie où leur bonheur, leur plus vital intérêt est engagé : « Dieu est ou il n’est pas. Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux... » — Mais la raison, du moins, peut peser les chances. L’incrédule en accepte les décisions, puisqu’elle a toute sa confiance. Elle lui suggère tout d’abord de ne pas parier : « Le juste est de ne point parier. » — « Oui, mais il faut parier : cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc? Voyons... »

Voici (nous résumons et interprétons) comment Pascal propose son pari : Que risquez-vous? Vous risquez d’abord de vous tromper. Mais c’est le cas de tout pari, et vous ne pouvez éviter de parier. Votre raison n’a donc pas à souffrir de le faire, elle a seulement à tâcher de parier en connaissance de cause, avec discernement. Ne nous préoccupons donc que de ce qui intéresse votre béatitude. Vous sacrifiez, il est vrai, tout de suite votre bonheur terrestre tel que vous l’entendez; mais, quel qu’il puisse être, ce bonheur, outre qu’il est fort exposé ici-bas, est borné dans son essence et dans sa durée, et il s’agit précisément de savoir s’il n’y a pas pour vous avantage à le sacrifier avec la chance, non-seulement d’en gagner un autre infini, mais encore d’éviter un malheur infini, les peines de l’enfer. Or, quand on est forcé de jouer, on serait insensé de garder la vie plutôt que de la hasarder pour le gain infini qui a autant de chances d’arriver que la perte d’un bonheur relativement nul. Sans doute vous risquez de perdre; vous engagez certainement, et il est incertain si vous gagnerez. Mais n’allez pas en conclure que votre gain aléatoire, si grand soit-il, est balancé par le sacrifice préalable et certain de ce que vous engagez, à cause de l’incertitude même de ce gain, laquelle serait « à une distance infinie » de la certitude du risque, autrement dit sans comparaison possible avec celle-ci. Cela n’est pas. Quand on parie, on risque toujours le certain pour l’incertain (n’oubliez pas que vous êtes forcé de jouer, que vous abstenir, ce n’est pas vous affranchir de risque, mais risquer à l’aveugle), et c’est même d’habitude pour gagner incertainement le fini qu’on hasarde certainement le fini ; et l’on ne pèche pas contre la raison, car l’incertitude du gain, bien loin d’être sans comparaison possible avec la certitude du risque, y est, au contraire, proportionnée comme la chance de gagner l’est à celle de perdre. C’est pourquoi, lorsque les chances sont égales de part et d’autre, on a d’autant plus d’avantage à parier que le gain aléatoire est supérieur à la valeur engagée. Quand